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Ce jour-là, Tristan et le roi chassaient au loin, et Tristan ne connut pas ce crime. Iseut fit venir deux serfs, leur promit la franchise et soixante besants d'or, s'ils juraient de faire sa volonté. Ils firent le serment.

« Je vous donnerai donc, dit-elle, une jeune fille ; vous l'emmènerez dans la forêt, loin ou près, mais en tel lieu que nul ne découvre jamais l'aventure : là, vous la tuerez et me rapporterez sa langue. Retenez, pour me les répéter, les paroles qu'elle aura dites. Allez ; à votre retour, vous serez des hommes affranchis et riches. »

Puis elle appela Brangien :

«Amie, tu vois comme mon corps languit et souffre ; n'iras-tu pas chercher dans la forêt les plantes qui conviennent à ce mal ? Deux serfs sont là, qui te conduiront ; ils savent où croissent les herbes efficaces. Suis les donc ; sœur, sache-le bien, si je t'envoie à la forêt, c'est qu'il y va de mon repos et de ma vie ! »

Les serfs l'emmenèrent. Venue au bois, elle voulut s'arrêter, car les plantes salutaires croissaient autour d'elle en suffisance. Mais ils l'entraînèrent plus loin :

« Viens, jeune fille, ce n'est pas ici le lieu convenable. »

L'un des serfs marchait devant elle, son compagnon la suivait. Plus de sentier frayé, mais des ronces, des épines et des chardons emmêlés. Alors l'homme qui marchait le premier tira son épée et se retourna ; elle se rejeta vers l'autre serf pour lui demander aide ; il tenait aussi l'épée nue à son poing et dit :

« Jeune fille, il nous faut te tuer. »

     Brangien tomba sur l'herbe et ses bras tentaient d'écarter la pointe des épées. Elle demandait merci d'une voix si pitoyable et si tendre, qu'ils dirent :

« Jeune fille, si la reine Iseut, ta dame et la nôtre, veut que tu meures, sans doute lui as-tu fait quelque grand tort. »

Elle répondit :

« Je ne sais, amis ; je ne me souviens que d'un seul méfait. Quand nous partîmes d'Irlande, nous emportions chacune, comme la plus chère des parures, une chemise blanche comme la neige, une chemise pour notre nuit de noces. Sur la mer, il advint qu'Iseut déchira sa chemise nuptiale, et pour la nuit de ses noces je lui ai prêté la mienne. Amis, voilà tout le tort que je lui ai fait. Mais puisqu'elle veut que je meure, dites-lui que je lui mande salut et amour, et que je la remercie de tout ce qu'elle m'a fait de bien et d'honneur, depuis qu'enfant, ravie par des pirates, j'ai été vendue à sa mère et vouée à la servir. Que Dieu, dans sa bonté, garde son honneur, son corps, sa vie ! Frères, frappez maintenant ! »

Les serfs eurent pitié. Ils tinrent conseil et, jugeant que peut-être un tel méfait ne valait point la mort, ils la lièrent à un arbre.

Puis ils tuèrent un jeune chien : l'un d'eux lui coupa la langue, la serra dans un pan de sa gonelle, et tous deux reparurent ainsi devant Iseut.

« A-t-elle parlé ? demanda-t-elle, anxieuse.

– Oui, reine, elle a parlé. Elle a dit que vous étiez irritée à cause d'un seul tort : vous aviez déchiré sur la mer une chemise blanche comme neige que vous apportiez d'Irlande, elle vous a prêté la sienne au soir de vos noces. C'était là, disait-elle, son seul crime. Elle vous a rendu grâces pour tant de bienfaits reçus de vous dès l'enfance, elle a prié Dieu de protéger votre honneur et votre vie. Elle vous mande salut et amour. Reine, voici sa langue que nous vous apportons.

– Meurtriers ! cria Iseut, rendez-moi Brangien, ma chère servante ! Ne saviez-vous pas qu'elle était ma seule amie ? Meurtriers, rendez-la moi !

– Reine, on dit justement : « Femme change en peu d'heures ; au même temps, femme rit, pleure, aime, hait. » Nous l'avons tuée, puisque vous l'avez commandé !

– Comment l'aurais-je commandé ? Pour quel méfait ? n'était-ce pas ma chère compagne, la douce, la fidèle, la belle ? Vous le saviez, meurtriers : je l'avais envoyée chercher des herbes salutaires, et je vous l'ai confiée pour que vous la protégiez sur la route. Mais je dirai que vous l'avez tuée, et vous serez brûlés sur des charbons.

Reine, sachez donc qu'elle vit et que nous vous la ramènerons saine et sauve. »

Mais elle ne les croyait pas et, comme égarée, tour à tour maudissait les meurtriers et se maudissait elle-même. Elle retint l'un des serfs auprès d'elle, tandis que l'autre se hâtait vers l'arbre où Brangien était attachée.

« Belle, Dieu vous a fait merci, et voilà que votre dame vous rappelle ! »

Quand elle parut devant Iseut, Brangien s'agenouilla, lui demandant de lui pardonner ses torts ; mais la reine était aussi tombée à genoux devant elle, et toutes deux, embrassées, se pâmèrent longuement.

Chapitre 6 LE GRAND PIN

Ce n'est pas Brangien la fidèle, c'est eux-mêmes que les amants doivent redouter. Mais comment leurs cœurs enivrés seraient-ils vigilants ? L'amour les presse, comme la soif précipite vers la rivière le cerf sur ses fins ; ou tel encore, après un long jeûne, l'épervier soudain lâché fond sur la proie. Hélas ! amour ne se peut celer. Certes, par la prudence de Brangien, nul ne surprit la reine entre les bras de son ami ; mais, à toute heure, en tout lieu, chacun ne voit-il pas comment le désir les agite, les étreint, déborde de tous leurs sens ainsi que le vin nouveau ruisselle de la cuve ?

Déjà, les quatre félons de la cour, qui haïssaient Tristan pour sa prouesse, rôdent autour de la reine. Déjà, ils connaissent la vérité de ses belles amours. Ils brûlent de convoitise, de haine et de joie. Ils porteront au roi la nouvelle : ils verront la tendresse se muer en fureur, Tristan chassé ou livré à la mort, et le tourment de la reine. Ils craignaient pourtant la colère de Tristan ; mais, enfin, leur haine dompta leur terreur ; un jour, les quatre barons appelèrent le roi Marc à parlement, et Andret lui dit :

« Beau roi, sans doute ton cœur s'irritera, et tous quatre nous en avons grand deuil ; mais nous devons te révéler ce que nous avons surpris. Tu as placé ton cœur en Tristan, et Tristan veut te honnir. Vainement nous t'avions averti ; pour l'amour d'un seul homme, tu fais fi de ta parenté et de ta baronnie entière, et tu nous délaisses tous. Sache donc que Tristan aime la reine : c'est la vérité prouvée, et déjà l'on en dit mainte parole. »

Le noble roi chancela et répondit :

« Lâche ! Quelle félonie as-tu pensée ! Certes, j'ai placé mon cœur en Tristan. Au jour où le Morholt vous offrit la bataille, vous baissiez tous la tête, tremblants et pareils à des muets ; mais Tristan l'affronta pour l'honneur de cette terre, et par chacune de ses blessures son âme aurait pu s'envoler. C'est pourquoi vous le haïssez, et c'est pourquoi je l'aime, plus que toi, Andret, plus que vous tous, plus que personne. Mais que prétendez-vous avoir découvert ? qu'avez-vous vu ? qu'avez-vous entendu ?

– Rien, en vérité, seigneur, rien que tes yeux ne puissent voir, rien que tes oreilles ne puissent entendre. Regarde, écoute, beau sire ; peut-être il en est temps encore. »

Et, s'étant retirés, ils le laissèrent à loisir savourer le poison.

Le roi Marc ne put secouer le maléfice. À son tour, contre son cœur, il épia son neveu, il épia la reine. Mais Brangien s'en aperçut, les avertit, et vainement le roi tenta d'éprouver Iseut par des ruses. Il s'indigna bientôt de ce vil combat, et, comprenant qu'il ne pourrait plus chasser le soupçon, il manda Tristan et lui dit :