Выбрать главу

Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu’il se priva en quelque sorte de sa présence. Il crut sentir que son malheur s’en augmentait encore. Le courage d’un cœur d’homme ne peut aller plus loin, se disait-il. Il passait sa vie à une petite fenêtre dans les combles de l’hôtel; la persienne en était fermée avec soin, et de là du moins il pouvait apercevoir Mlle de La Mole quand elle paraissait au jardin.

Que devenait-il quand après dîner il la voyait se promener avec M. de Caylus, M. de Luz ou tel autre pour qui elle lui avait avoué quelque velléité d’amour autrefois éprouvée?

Julien n’avait pas l’idée d’une telle intensité de malheur; il était sur le point de jeter des cris; cette âme si ferme était enfin bouleversée de fond en comble.

Toute pensée étrangère à Mlle de La Mole lui était devenue odieuse; il était incapable d’écrire les lettres les plus simples.

– Vous êtes fou, lui dit le marquis.

Julien, tremblant d’être deviné, parla de maladie et parvint à se faire croire. Heureusement pour lui, le marquis le plaisanta à dîner sur son prochain voyage: Mathilde comprit qu’il pouvait être fort long. Il y avait déjà plusieurs jours que Julien la fuyait, et les jeunes gens si brillants qui avaient tout ce qui manquait à cet être si pâle et si sombre, autrefois aimé d’elle, n’avaient plus le pouvoir de la tirer de sa rêverie.

Une fille ordinaire, se disait-elle, eût cherché l’homme qu’elle préfère, parmi ces jeunes gens qui attirent tous les regards dans un salon; mais un des caractères du génie est de ne pas traîner sa pensée dans l’ornière tracée par le vulgaire.

Compagne d’un homme tel que Julien, auquel il ne manque que de la fortune que j’ai, j’exciterai continuellement l’attention, je ne passerai point inaperçue dans la vie. Bien loin de redouter sans cesse une révolution comme mes cousines, qui de peur du peuple n’osent pas gronder un postillon qui les mène mal, je serai sûre de jouer un rôle et un grand rôle, car l’homme que j’ai choisi a du caractère et une ambition sans bornes. Que lui manque-t-il? des amis, de l’argent? Je lui en donne. Mais sa pensée traitait un peu Julien en être inférieur, dont on se fait aimer quand on veut.

Chapitre XIX. L’Opéra Bouffe

O how this spring of love resembleth

The uncertain glory of an April day,

Which now shows all the beauty of the sun,

And by and by a cloud takes all away,

SHAKESPEARE.

Occupée de l’avenir et du rôle singulier qu’elle espérait, Mathilde en vint bientôt jusqu’à regretter les discussions sèches et métaphysiques qu’elle avait souvent avec Julien. Fatiguée de si hautes pensées, quelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur qu’elle avait trouvés auprès de lui; ces derniers souvenirs ne paraissaient point sans remords, elle en était accablée dans de certains moments.

Mais si l’on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d’une fille telle que moi de n’oublier ses devoirs que pour un homme de mérite; on ne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grâce à monter à cheval qui m’ont séduite, mais ses profondes discussions sur l’avenir qui attend la France, ses idées sur la ressemblance que les événements qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la révolution de 1688 en Angleterre. J’ai été séduite, répondait-elle à se remords, je suis une faible femme, mais du moins je n’ai pas été égarée comme une poupée par les avantages extérieurs.

S’il y a une révolution, pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le rôle de Roland, et moi celui de Mme Roland? J’aime mieux ce rôle que celui de Mme de Staëclass="underline" l’immoralité de la conduite sera un obstacle dans notre siècle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse; j’en mourrais de honte.

Les rêveries de Mathilde n’étaient pas toutes aussi graves, il faut l’avouer, que les pensées que nous venons de transcrire.

Elle regardait Julien, elle trouvait une grâce charmante à ses moindres actions.

Sans doute, se disait-elle, je suis parvenue à détruire chez lui jusqu’à la plus petite idée qu’il a des droits.

L’air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre garçon m’a dit ce mot d’amour, il y a huit jours, le prouve de reste; il faut convenir que j’ai été bien extraordinaire de me fâcher d’un mot où brillaient tant de respect, tant de passion. Ne suis-je pas sa femme? Ce mot était bien naturel, et, il faut l’avouer, il était bien aimable. Julien m’aimait encore après des conversations éternelles, dans lesquelles je ne lui avais parlé, et avec bien de la cruauté, j’en conviens, que des velléités d’amour que l’ennui de la vie que je mène m’avait inspirée pour ces jeunes gens de la société desquels il est si jaloux. Ah! s’il savait combien ils sont peu dangereux pour moi! Combien auprès de lui ils me semblent étiolés et tous copies les uns des autres.

En faisant ces réflexions, Mathilde traçait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu’elle venait d’achever l’étonna, la ravit: il ressemblait à Julien d’une manière frappante. C’est la voix du ciel! voilà un des miracles de l’amour, s’écria-t-elle avec transport: sans m’en douter je fais son portait.

Elle s’enfuit dans sa chambre, s’y enferma, s’appliqua beaucoup, chercha sérieusement à faire le portrait de Julien, mais elle ne put réussir; le profil tracé au hasard se trouva toujours le plus ressemblant; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une preuve évidente de grande passion.

Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler pour aller à l’Opéra italien. Elle n’eut qu’une idée, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa mère à les accompagner.

Il ne parut point; ces dames n’eurent que des êtres vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l’opéra, Mathilde rêva à l’homme qu’elle aimait avec les transports de la passion la plus vive; mais au second acte une maxime d’amour chantée, il faut l’avouer, sur une mélodie digne de Cimarosa, pénétra son cœur. L’héroïne de l’opéra disait: Il faut me punir de l’excès d’adoration que je sens pour lui, je l’aime trop!

Du moment qu’elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait; elle ne répondait pas; sa mère la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva à un état d’exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que depuis quelques jours Julien avait éprouvés pour elle. La cantilène pleine d’une grâce divine sur laquelle était chantée la maxime qui lui semblait faire une application si frappante à sa position, occupait tous les instants où elle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la musique, elle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en pensant à Julien. L’amour de tête a plus d’esprit sans doute que l’amour vrai, mais il n’a que des instants d’enthousiasme; il se connaît trop, il se juge sans cesse; loin d’égarer la pensée, il n’est bâti qu’à force de pensées.