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Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et deux jours après Julien eut cinquante-trois lettres d’amour bien numérotées, destinées à la vertu la plus sublime et la plus triste.

– Il n’y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit éconduire; mais que vous importe d’être maltraité par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le cœur de Mme de Dubois?

Tous les jours on montait à chevaclass="underline" le prince était fou de Julien. Ne sachant comment lui témoigner son amitié soudaine, il finit par lui offrir la main d’une de ses cousines, riche héritière de Moscou. Et une fois marié, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez là vous font colonel en deux ans.

– Mais cette croix n’est pas donnée par Napoléon, il s’en faut bien.

– Qu’importe, dit le prince, ne l’a-t-il pas inventée? Elle est encore de bien loin la première en Europe.

Julien fut sur le point d’accepter; mais son devoir le rappelait auprès du grand personnage; en quittant Korasoff il promit d’écrire. Il reçut la réponse à la note secrète qu’il avait apportée, et courut vers Paris; mais à peine eut-il été seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n’épouserai pas les millions que m’offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.

Après tout, l’art de séduire est son métier; il ne songe qu’à cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu’il manque d’esprit; il est fin et cauteleux; l’enthousiasme, la poésie sont une impossibilité dans ce caractère; c’est un procureur; raison de plus pour qu’il ne se trompe pas.

Il le faut, je vais faire la cour à Mme de Fervaques.

Elle m’ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement à ceux qui m’ont le plus aimé au monde.

Elle est étrangère; c’est un caractère nouveau à observer.

Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d’un ami et ne pas m’en croire moi-même.

Chapitre XXV. Le Ministère de la vertu

Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi.

LOPE DE VEGA.

À peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La Mole, qui parut fort déconcerté des dépêches qu’on lui présentait, notre héros courut chez le comte Altamira. À l’avantage d’être condamné à mort, ce bel étranger réunissait beaucoup de gravité et le bonheur d’être dévot; ces deux mérites et, plus que tout, la haute naissance du comte, convenaient tout à fait à Mme de Fervaques, qui le voyait beaucoup.

Julien lui avoua gravement qu’il en était fort amoureux.

– C’est la vertu la plus pure et la plus haute, répondit Altamira, seulement un peu jésuitique et emphatique. Il est des jours où je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entière. Elle me donne souvent l’idée que je ne sais pas le français aussi bien qu’on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom; elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui était un esprit d’ordre; il a fait la cour à Mme la maréchale.

Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l’affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine, avec des moustaches noires, et une gravité sans pareille; du reste, bon carbonaro.

– Je comprends, dit-il enfin à Julien. La maréchale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n’en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque espoir de réussir? voilà la question. C’est vous dire que, pour ma part, j’ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piqué, je me fais ce raisonnement: souvent elle a de l’humeur, et, comme je vous le raconterai bientôt, elle n’est pas mal vindicative.

Je ne lui trouve pas ce tempérament bilieux qui est celui du génie, et jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C’est au contraire à la façon d’être flegmatique et tranquille des Hollandais qu’elle doit sa rare beauté et ses couleurs si fraîches.

Julien s’impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable de l’Espagnol; de temps en temps, malgré lui, quelques monosyllabes lui échappaient.

– Voulez-vous m’écouter? lui dit gravement don Diego Bustos.

– Pardonnez à la furia francese; je suis tout oreille, dit Julien.

– La maréchale de Fervaques est donc fort adonnée à la haine; elle poursuit impitoyablement des gens qu’elle n’a jamais vus, des avocats, de pauvres diables d’hommes de lettres qui ont fait des chansons comme Collé, vous savez?

J’ai la marotte

D’aimer Marote,

etc.

Et Julien dut essuyer la citation tout entière. L’Espagnol était bien aise de chanter en français.

Cette divine chanson ne fut jamais écoutée avec plus d’impatience. Quand elle fut finie: – La maréchale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l’auteur de cette chanson:

Un jour l’amant au cabaret…

Julien frémit qu’il ne voulût la chanter. Il se contenta de l’analyser. Réellement elle était impie et peu décente.

Quand la maréchale se prit de colère contre cette chanson, dit don Diego, je lui fis observer qu’une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu’on publie. Quelques progrès que fassent la piété et la gravité, il y aura toujours en France une littérature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait ôter à l’auteur, pauvre diable en demi-solde, une place de dix-huit cents francs: Prenez garde, lui dis-je, vous avez attaqué ce rimailleur avec vos armes, il peut vous répondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons dorés seront pour vous; les gens qui aiment à rire répéteront ses épigrammes. Savez-vous, Monsieur, ce que la maréchale me répondit? – Pour l’intérêt du Seigneur tout Paris me verrait marcher au martyre; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter la qualité. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux.

– Et elle les a superbes, s’écria Julien.

– Je vois que vous êtes amoureux… Donc, reprit gravement don Diego Bustos, elle n’a pas la constitution bilieuse qui porte à la vengeance. Si elle aime à nuire pourtant, c’est qu’elle est malheureuse, je soupçonne là malheur intérieur. Ne serait-ce point une prude lasse de son métier?

L’Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.

– Voilà toute la question, ajouta-t-il gravement, et c’est de là que vous pouvez tirer quelque espoir. J’y ai beaucoup réfléchi pendant les deux ans que je me suis porté son très humble serviteur. Tout votre avenir, monsieur qui êtes amoureux, dépend de ce grand problème: Est-ce une prude lasse de son métier, et méchante parce qu’elle est malheureuse?

– Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce ce que je t’ai dit vingt fois? tout simplement de la vanité française; c’est le souvenir de son père, le fameux marchand de draps, qui fait le malheur de ce caractère naturellement morne et sec. Il n’y aurait qu’un bonheur pour elle, celui d’habiter Tolède, et d’être tourmentée par un confesseur qui chaque jour lui montrerait l’enfer tout ouvert.