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M. de Frilair paraissait étonné de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs lettres du ministre de la guerre, adressées à M. Julien Sorel de La Vernaye.

– Vous voyez, monsieur, que mon père se chargeait de sa fortune. Je l’ai épousé en secret, mon père désirait qu’il fût officier supérieur avant de déclarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole.

Mathilde remarqua que l’expression de la bonté et d’une gaieté douce s’évanouissait rapidement à mesure que M. de Frilair arrivait à des découvertes importantes. Une finesse mêlée de fausseté profonde se peignit sur sa figure.

L’abbé avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels.

Quel parti puis-je tirer de ces étranges confidences? se disait-il. Me voici d’un coup en relation intime avec une amie de la célèbre maréchale de Fervaques, nièce toute-puissante de monseigneur l’évêque de ***, par qui l’on est évêque en France.

Ce que je regardais comme reculé dans l’avenir se présente à l’improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes vœux.

D’abord Mathilde fut effrayé du changement rapide de la physionomie de cet homme si puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un appartement reculé. Mais quoi! se dit-elle bientôt, la pire chance n’eût-elle pas été de ne faire aucune impression sur le froid égoïsme d’un prêtre rassasié de pouvoir et de jouissances?

Ébloui de cette voie rapide et imprévue qui s’ouvrait à ses yeux pour arriver à l’épiscopat, étonné du génie de Mathilde, un instant M. de Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque à ses pieds, ambitieux et vif jusqu’au tremblement nerveux.

Tout s’éclaircit, pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici à l’amie de Mme de Fervaques. Malgré un sentiment de jalousie encore bien douloureux, elle eut le courage d’expliquer que Julien était l’ami intime de la maréchale, et rencontrait presque tous les jours chez elle monseigneur l’évêque de ***.

– Quand l’on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de trente-six jurés parmi les notables habitants de ce département, dit le grand vicaire avec l’âpre regard de l’ambition et en appuyant sur les mots, je me considérerais comme bien chanceux si dans chaque liste je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de la troupe. Presque toujours j’aurais la majorité, plus qu’elle même pour condamner; voyez, mademoiselle, avec grande facilité je puis faire absoudre…

L’abbé s’arrêta tout à coup, comme étonné du son de ses paroles; il avouait des choses que l’on ne dit jamais aux profanes.

Mais à son tour il frappa Mathilde de stupeur quand il lui apprit que ce qui étonnait et intéressait surtout la société de Besançon dans l’étrange aventure de Julien, c’est qu’il avait inspiré autrefois une grande passion à Mme de Rênal, et l’avait longtemps partagée. M. de Frilair s’aperçut facilement du trouble extrême que produisait son récit.

J’ai ma revanche! pensa-t-il. Enfin, voici un moyen de conduire cette petite personne si décidée; je tremblais de n’y pas réussir. L’air distingué et peu facile à mener redoublait à ses yeux le charme de la rare beauté qu’il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit tout son sang-froid, et n’hésita point à retourner le poignard dans son cœur.

– Je ne serais pas surpris après tout, lui dit-il d’un air léger, quand nous apprendrions que c’est par jalousie que M. Sorel a tiré deux coups de pistolet à cette femme autrefois tant aimée. Il s’en faut bien qu’elle soit sans agréments, et depuis peu elle voyait fort souvent un certain abbé Marquinot de Dijon, espèce de janséniste sans mœurs, comme ils sont tous.

M. de Frilair tortura voluptueusement et à loisir le cœur de cette jolie fille, dont il avait surpris le côté faible.

Pourquoi, disait-il en arrêtant des yeux ardents sur Mathilde, M. Sorel aurait-il choisi l’église, si ce n’est parce que, précisément en cet instant, son rival y célébrait la messe? Tout le monde accorde infiniment d’esprit, et encore plus de prudence à l’homme heureux que vous protégez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de M. de Rênal qu’il connaît si bien? là, avec la presque certitude de n’être ni vu, ni pris, ni soupçonné, il pouvait donner la mort à la femme dont il était jaloux.

Ce raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors d’elle-même. Cette âme altère, mais saturée de toute cette prudence sèche qui passe dans le grand monde pour peindre fidèlement le cœur humain, n’était pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer de toute prudence, qui peut être si vif pour une âme ardente. Dans les hautes classes de la société de Paris, où Mathilde avait vécu, la passion ne peut que bien rarement se dépouiller de prudence, et c’est du cinquième étage qu’on se jette par la fenêtre.

Enfin, l’abbé de Frilair fut sûr de son empire. Il fit entendre à Mathilde (sans doute il mentait) qu’il pouvait disposer à son gré du ministère public, chargé de soutenir l’accusation contre Julien.

Après que le sort aurait désigné les trente-six jurés de la session, il ferait une démarche directe et personnelle envers trente jurés au moins.

Si Mathilde n’avait pas semblé si jolie à M. de Frilair, il ne lui eût parlé aussi clairement qu’à la cinq ou sixième entrevue.

Chapitre XXXIX. L’Intrigue

Castres, 1676. – Un frère vient d’assassiner sa sœur dans la maison voisine de la mienne; ce gentilhomme était déjà coupable d’un meurtre. Son père, en faisant distribuer secrètement cinq cent écus aux conseillers, lui a sauvé la vie.

LOCKE, Voyage en France.

En sortant de l’évêché, Mathilde n’hésita pas à envoyer un courrier à Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l’arrêta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d’obtenir une lettre pour M. de Frilair écrite en entier de la main de monseigneur l’évêque de ***. Elle allait jusqu’à la supplier d’accourir elle-même à Besançon. Ce trait fut héroïque de la part d’une âme jalouse et fière.

D’après le conseil de Fouqué, elle avait eu la prudence de ne point parler de ses démarches à Julien. Sa présence le troublait assez sans cela. Plus honnête homme à l’approche de la mort qu’il ne l’avait été durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole, mais aussi pour Mathilde.

Quoi donc! se disait-il, je trouve auprès d’elle des moments de distraction et même de l’ennui. Elle se perd pour moi, et c’est ainsi que je l’en récompense! Serais-je donc un méchant? Cette question l’eût bien peu occupé quand il était ambitieux; alors ne pas réussir était la seule honte à ses yeux.