C’était la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu’à la fin; du reste, il ne comprenait presque pas que l’on pût écouter sérieusement la conversation ordinaire de ce salon si magnifiquement doré. Quelquefois il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mêmes ne se moquaient pas de ce qu’ils disaient. Mon M. de Maistre, que je sais par cœur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien ennuyeux.
Julien n’était pas le seul à s’apercevoir de l’asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant force glaces; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la soirée: je sors de l’hôtel de La Mole, où j’ai su que la Russie, etc.
Julien apprit, d’un des complaisants, qu’il n’y avait pas encore six mois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité de plus de vingt années en faisant préfet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-préfet depuis la Restauration.
Ce grand événement avait retrempé le zèle de tous ces messieurs; ils se seraient fâchés de bien peu de chose auparavant, ils ne se fâchèrent plus de rien. Rarement, le manque d’égards était direct, mais Julien avait déjà surpris, à table, deux ou trois petits dialogues brefs, entre le marquis et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès d’eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout ce qui n’était pas issu de gens montant dans les carrosses du roi. Julien observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur figure l’expression du sérieux profond, mêlé de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.
Au milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien ne s’intéressait à rien qu’à M. de La Mole; il l’entendit avec plaisir protester un jour qu’il n’était pour rien dans l’avancement de ce pauvre Le Bourguignon. C’était une attention pour la marquise: Julien savait la vérité par l’abbé Pirard.
Un matin que l’abbé travaillait avec Julien, dans la bibliothèque du marquis, à l’éternel procès de Frilair:
– Monsieur, dit Julien tout à coup, dîner tous les jours avec Mme la marquise, est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bonté que l’on a pour moi?
– C’est un honneur insigne! reprit l’abbé, scandalisé. Jamais M. N… l’académicien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue, n’a pu l’obtenir pour son neveu M. Tanbeau.
– C’est pour moi, monsieur, la partie la plus pénible de mon emploi. Je m’ennuyais moins au séminaire. Je vois bâiller quelquefois jusqu’à Mlle de La Mole, qui pourtant doit être accoutumée à l’amabilité des amis de la maison. J’ai peur de m’endormir. De grâce, obtenez-moi la permission d’aller dîner à quarante sous dans quelque auberge obscure.
L’abbé, véritable parvenu, était fort sensible à l’honneur de dîner avec un grand seigneur. Pendant qu’il s’efforçait de faire comprendre ce sentiment par Julien, un bruit léger leur fit tourner la tête. Julien vit Mlle de La Mole qui écoutait. Il rougit. Elle était venue chercher un livre et avait tout entendu; elle prit quelque considération pour Julien. Celui-là n’est pas né à genoux, pensa-t-elle, comme ce vieil abbé. Dieu! qu’il est laid.
À dîner, Julien n’osait pas regarder Mlle de La Mole, mais elle eut la bonté de lui adresser la parole. Ce jour-là, on attendait beaucoup de monde, elle l’engagea à rester. Les jeunes filles de Paris n’aiment guère les gens d’un certain âge, surtout quand ils sont mis sans soin. Julien n’avait pas eu besoin de beaucoup de sagacité pour s’apercevoir que les collègues de M. Le Bourguignon, restés dans le salon, avaient l’honneur d’être l’objet ordinaire des plaisanteries de Mlle de La Mole. Ce jour-là, qu’il y eût ou non de l’affectation de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux.
Mlle de La Mole était le centre d’un petit groupe qui se formait presque tous les soirs derrière l’immense bergère de la marquise. Là, se trouvaient le marquis de Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes officiers amis de Norbert ou de sa sœur. Ces messieurs s’asseyaient sur un grand canapé bleu. À l’extrémité du canapé opposée à celle qu’occupait la brillante Mathilde, Julien était placé silencieusement sur une petite chaise de paille assez basse. Ce poste modeste était envié par tous les complaisants; Norbert y maintenait décemment le jeune secrétaire de son père, en lui adressant la parole ou en le nommant une ou deux fois par soirée. Ce jour-là, Mlle de La Mole lui demanda quelle pouvait être la hauteur de la montagne sur laquelle est placée la citadelle de Besançon. Jamais Julien ne put dire si cette montagne était plus ou moins haute que Montmartre. Souvent il riait de grand cœur de ce qu’on disait dans ce petit groupe; mais il se sentait incapable de rien inventer de semblable. C’était comme une langue étrangère qu’il eût comprise, mais qu’il n’eût pu parler.
Les amis de Mathilde étaient ce jour-là en hostilité continue avec les gens qui arrivaient dans ce vaste salon. Les amis de la maison eurent d’abord la préférence, comme étant mieux connus. On peut juger si Julien était attentif; tout l’intéressait, et le fond des choses, et la manière d’en plaisanter.
– Ah! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n’a plus de perruque; est-ce qu’il voudrait arriver à la préfecture par le génie? Il étale ce front chauve qu’il dit rempli de hautes pensées.
– C’est un homme qui connaît toute la terre, dit le marquis de Croisenois; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de cultiver un mensonge auprès de chacun de ses amis, pendant des années de suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l’amitié, c’est son talent. Tel que vous le voyez, il est déjà crotté, à la porte d’un de ses amis, dès les sept heures du matin en hiver.
Il se brouille de temps en temps, et il écrit sept ou huit lettres pour la brouillerie. Puis il se réconcilie, et il a sept ou huit lettres pour les transports d’amitié. Mais c’est dans l’épanchement franc et sincère de l’honnête homme qui ne garde rien sur le cœur, qu’il brille le plus. Cette manœuvre paraît, quand il a quelque service à demander. Un des grands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la Restauration. Je vous l’amènerai.
– Bah! je ne croirais pas à ces propos; c’est jalousie de métier entre petites gens, dit le comte de Caylus.
– M. Descoulis aura un nom dans l’histoire, reprit le marquis; il a fait la Restauration avec l’abbé de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di Borgo.
– Cet homme a manié des millions, dit Norbert, et je ne conçois pas qu’il vienne ici embourser les épigrammes de mon père, souvent abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher Descoulis? lui criait-il l’autre jour, d’un bout de la table à l’autre.
– Mais est-il vrai qu’il ait trahi? dit Mlle de La Mole. Qui n’a pas trahi?
– Quoi! dit le comte de Caylus à Norbert, vous avez chez vous M. Sainclair, ce fameux libéral; et que diable vient-il y faire? Il faut que je l’approche, que je lui parle, que je le fasse parler; on dit qu’il a tant d’esprit.