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Les plus petits des enfants n'avaient pas l'air de comprendre mais les autres comprenaient. Ceux qui m'aimaient bien me regardaient avec affliction.

Elena regarda sa jolie montre.

– La récréation est presque finie. Je retourne en classe, dit-elle comme une enfant parfaite.

Les spectateurs souriaient. Ils avaient l'air de trouver ça plutôt comique. Par chance, ils n'étaient «que» trente ou trente-cinq, soit un tiers des élèves. C'eût pu être pire.

J'avais quand même réussi un sacré sabotage.

Mon délire dura encore une heure environ. Je ressentais une incompréhensible fierté.

Ensuite, cet orgueil déclina très vite.

A quatre heures, le souvenir du matin ne m'inspirait plus que consternation.

Le soir même, j'annonçai à mes parents que je voulais quitter la Chine au plus tôt.

– Nous en sommes tous là, dit mon père.

Je faillis répondre: «Oui, mais moi j'ai de bonnes raisons pour ça.» J'eus l'heureuse intuition de couper cette réplique.

Mon frère et ma sœur n'avaient pas assisté à l'affaire. On se contenta de leur raconter que leur petite sœur s'était donnée en spectacle, ce qui ne les traumatisa pas.

Bientôt, mon père apprit son affectation à New York. Je rendis grâce à Christophe Colomb.

Il fallut encore attendre jusqu'à l'été.

Je vécus ces quelques mois dans l'opprobre. Cette honte était exagérée: les enfants avaient très vite oublié ma scène.

Mais Elena s'en souvenait. Quand son regard croisait le mien, j'y lisais une distance narquoise qui me suppliciait.

Une semaine avant notre départ, il fallut cesser la guerre contre les Népalais.

Cette fois, les parents n'y furent pour rien.

Lors d'un combat, un Népalais sortit de sa poche un poignard.

Jusqu'alors, nous nous étions battus avec notre corps – aussi bien le contenant que le contenu. Nous n'avions jamais utilisé des armes.

L'apparition de la lame provoqua sur nous un effet comparable aux deux bombes atomiques sur le Japon.

Notre général en chef commit l'inconcevable: il se promena à travers tout le ghetto en brandissant un drapeau blanc.

Le Népal accepta la paix.

Nous quittions la Chine juste à temps.

Passer sans transition de Pékin à New York eut raison de mon équilibre mental.

Mes parents perdirent le sens commun. Ils gâtèrent leurs enfants jusqu'à la démesure. J'adorais ça. Je devins odieuse.

Au Lycée français de New York, dix petites filles tombèrent folles amoureuses de moi. Je les fis souffrir abominablement.

C'était merveilleux.

Il y a deux ans, les hasards de la diplomatie mirent en présence mon père et le père d'Elena, lors d'une mondanité tokyoïte.

Effusions, échange de souvenirs du «bon vieux temps» à Pékin.

Politesses d'usage:

– Et vos enfants, cher ami?

Au détour d'une lettre distraite de mon père, j'appris qu'Elena était devenue une beauté fatale. Elle étudiait à Rome, où d'innombrables malheureux parlaient de se suicider pour elle, si ce n'était déjà fait.

Cette nouvelle me mit d'excellente humeur.

Merci à Elena, parce qu'elle m'a tout appris de l'amour.

Et merci, merci à Elena, parce qu'elle est restée fidèle à sa légende.