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Jean-Dominique Bauby

Le scaphandre et le papillon

Robert Laffont

JEAN-DOMINIQUE BAUBY

Né à Paris en 1952, Jean-Dominique Bauby apprend le journalisme en autodidacte. Il signe dans le journal Quotidien de Paris, puis rejoint Le Matin de Paris, où il tient une chronique de télévision. En 1991, il devient rédacteur en chef de Elle jusqu’au cinquantenaire du magazine. Il publie également un essai : Raoul Lévy, un aventurier du cinéma, et commence un roman, une version moderne du Comte de Monte-Cristo. Le 8 décembre 1995, un accident cérébro-vasculaire le plonge dans le coma. À son réveil, il apprend qu’il souffre d’une maladie très rare, le « locked-in syndrome ». Il est entièrement paralysé, à l’exception de la paupière gauche, grâce à laquelle il parvient à dicter son dernier livre, Le scaphandre et le papillon, au moyen d’un code de clignements d’œil. Il meurt en mars 1997 à l’hôpital de Garches.

Pour Théophile et Céleste en leur souhaitant beaucoup de papillons.

Toute ma gratitude va à Claude Mendibil dont on comprendra en lisant ces pages le rôle primordial qu’elle a joué dans leur écriture.

Prologue

Derrière le rideau de toile mitée une clarté laiteuse annonce l’approche du petit matin. J’ai mal aux talons, la tête comme une enclume, et une sorte de scaphandre qui m’enserre tout le corps. Ma chambre sort doucement de la pénombre. Je regarde en détail les photos des êtres chers, les dessins d’enfants, les affiches, le petit cycliste en fer-blanc envoyé par un copain la veille de Paris-Roubaix, et la potence qui surplombe le lit où je suis incrusté depuis six mois comme un bernard-l’ermite sur son rocher.

Pas besoin de réfléchir longtemps pour savoir où je suis et me rappeler que ma vie a basculé le vendredi 8 décembre de l’an passé.

Jusqu’alors, je n’avais jamais entendu parler du tronc cérébral. Ce jour-là, j’ai découvert de plein fouet cette pièce maîtresse de notre ordinateur de bord, passage obligé entre le cerveau et les terminaisons nerveuses, quand un accident cardiovasculaire a mis ledit tronc hors circuit. Autrefois, on appelait cela « transport au cerveau » et on mourait en toute simplicité. Le progrès des techniques de réanimation a sophistiqué la punition. On en réchappe mais flanqué de ce que la médecine anglo-saxonne a justement baptisé le locked-in syndrome : paralysé de la tête aux pieds, le patient est enfermé à l’intérieur de lui-même avec l’esprit intact et les battements de sa paupière gauche pour tout moyen de communication.

Bien sûr, le principal intéressé est le dernier mis au courant de ces gracieusetés. Pour ma part, j’ai eu droit à vingt jours de coma et quelques semaines de brouillard avant de réaliser vraiment l’étendue des dégâts. Je n’ai tout à fait émergé que fin janvier dans cette chambre 119 de l’Hôpital maritime de Berck où pénètrent maintenant les premières lueurs de l’aube.

C’est une matinée ordinaire. À sept heures, le carillon de la chapelle recommence à ponctuer la fuite du temps, quart d’heure par quart d’heure. Après la trêve de la nuit, mes bronches encombrées se remettent à ronfler bruyamment. Crispées sur le drap jaune, mes mains me font souffrir sans que j’arrive à déterminer si elles sont brûlantes ou glacées. Pour lutter contre l’ankylose je déclenche un mouvement réflexe d’étirement qui fait bouger bras et jambes de quelques millimètres. Cela suffit souvent à soulager un membre endolori.

Le scaphandre devient moins oppressant, et l’esprit peut vagabonder comme un papillon. Il y a tant à faire. On peut s’envoler dans l’espace ou dans le temps, partir pour la Terre de Feu ou la cour du roi Midas.

On peut rendre visite à la femme aimée, se glisser auprès d’elle et caresser son visage encore endormi. On peut bâtir des châteaux en Espagne, conquérir la Toison d’or, découvrir l’Atlantide, réaliser ses rêves d’enfant et ses songes d’adulte.

Trêve de dispersion. Il faut surtout que je compose le début de ces carnets de voyage immobile pour être prêt quand l’envoyé de mon éditeur viendra le prendre en dictée, lettre par lettre. Dans ma tête, je malaxe dix fois chaque phrase, retranche un mot, ajoute un adjectif et apprends mon texte par cœur, un paragraphe après l’autre.

Sept heures trente. L’infirmière de service interrompt le cours de mes pensées. Selon un rituel bien au point, elle ouvre le rideau, vérifie la trachéotomie et goutte-à-goutte, et allume la télé en vue des informations. Pour l’instant, un dessin animé raconte l’histoire du crapaud le plus rapide de l’Ouest. Et si je faisais un vœu pour être changé en crapaud ?

Le fauteuil

Je n’avais jamais vu autant de blouses blanches dans ma petite chambre. Les infirmières, les aides-soignants, la kinésithérapeute, la psychologue, l’ergothérapeute, la neurologue, les internes et même le grand patron du service, tout l’hôpital s’était déplacé pour l’occasion. Quand ils sont entrés en poussant l’engin jusqu’à mon lit, j’ai d’abord cru qu’un nouveau locataire venait prendre possession des lieux. Installé à Berck depuis quelques semaines, j’abordais chaque jour un peu plus les rivages de la conscience, mais je ne concevais pas le lien qui pouvait exister entre un fauteuil roulant et moi.

Personne ne m’avait brossé le tableau exact de ma situation et, à partir de ragots glanés ici et là, je m’étais forgé la certitude de retrouver très vite le geste et la parole.

Mon esprit vagabond faisait même mille projets : un roman, des voyages, une pièce de théâtre et la commercialisation d’un cocktail de fruits de mon invention. Ne me demandez pas la recette, je l’ai oubliée. Ils m’ont tout de suite habillé. « C’est bon pour le moral », a dit sentencieusement la neurologue. Après la camisole de nylon jaune, j’aurais, en effet, eu plaisir à retrouver une chemise à carreaux, un vieux pantalon et un chandail informe si ce n’avait pas été un cauchemar de les endosser. Ou plutôt de les voir passer après maintes contorsions sur ce corps flasque et désarticulé qui ne m’appartenait plus que pour me faire souffrir.

Lorsque j’ai été fin prêt, le rituel a pu commencer. Deux lascars m’ont saisi par les épaules et les pieds, soulevé du lit et reposé dans le fauteuil sans grand ménagement. De simple malade j’étais devenu un handicapé, comme en tauromachie le novillero devient un torero en passant l’alternative. On ne m’a pas applaudi mais presque. Mes parrains m’ont fait faire le tour de l’étage pour vérifier que la position assise ne déclenchait pas des spasmes incontrôlables, mais je suis resté coi, tout occupé à mesurer la brutale dévaluation de mes perspectives d’avenir. Ils n’ont eu qu’à me caler la tête avec un coussin spécial car je dodelinais à la manière de ces femmes africaines auxquelles on a retiré la pyramide d’anneaux qui leur étirait le cou depuis des années. « Vous êtes bon pour le fauteuil », a commenté l’ergothérapeute avec un sourire qui voulait donner un caractère de bonne nouvelle à ses paroles alors qu’elles sonnaient à mes oreilles comme un verdict. D’un seul coup j’entrevoyais l’effarante réalité. Aussi aveuglante qu’un champignon atomique. Mieux acérée que le couperet d’une guillotine. Ils sont tous repartis, trois aides-soignants m’ont recouché, et j’ai pensé à ces gangsters des films noirs qui peinent à faire entrer dans le coffre de leur voiture le cadavre du gêneur dont ils viennent de trouer la peau. Le fauteuil est resté dans un coin, l’air abandonné, avec mes vêtements jetés sur le dossier en plastique bleu foncé. Avant que la dernière blouse blanche ne sorte, je lui ai fait signe d’allumer doucement la télé. On donnait « Des chiffres et des lettres », l’émission préférée de mon père. Depuis le matin une pluie continue dégoulinait sur les carreaux.