Nil ouvrit son dossier, et en tira la photocopie du manuscrit copte qu'il tendit à Leeland.
– Voici ma traduction de la première phrase, La règle de foi des douze apôtres contient le germe de sa destruction. C'est-à-dire que si le disciple bien-aimé avait ajouté son témoignage à celui des onze apôtres – s'il y avait eu vingt-quatre lignes au lieu de vingt-deux –, le Credo aurait été détruit, et anéantie l'Église qui se fonde sur lui. Cette inscription grave dans le marbre, au VIIIe siècle, l'élimination d'un homme : le treizième apôtre. Bien d'autres que lui, au cours des siècles, se sont opposés à la divinisation de Jésus, mais aucun n'a été poursuivi par une haine aussi durable. Il y a donc chez lui quelque chose de particulièrement dangereux, et je me demande si Andrei n'est pas mort parce qu'il avait découvert ce quelque chose.
Leeland se leva, et plaqua quelques accords sur le piano.
– Penses-tu que le texte du Credo ait été codé dès l'origine ?
– Évidemment non. Le concile de Nicée s'est tenu en 325, sous la surveillance de l'empereur Constantin qui exigeait que la divinité de Jésus soit définitivement imposée à toute l'Église. Il fallait vaincre l'arianisme, qui refusait cette divinisation et mettait en danger l'unité de l'Empire. Nous avons plusieurs comptes rendus des discussions : rien n'indique que l'élaboration du Symbole, qui reprend d'ailleurs un texte plus ancien, ait obéi à des considérations autres que purement politiques. Non, c'est beaucoup plus tard, au début d'un Moyen Âge entiché d'ésotérisme, qu'on a éprouvé le besoin de coder ce texte, et de le graver sur une dalle placée en évidence dans une église impériale. Parce qu'on voulait réaffirmer, longtemps après mais une fois de plus, l'élimination d'un témoignage jugé extrêmement dangereux.
– Et crois-tu vraiment que les paysans incultes du Val-de-Loire, quand ils pénétraient dans l'église de Germigny, pouvaient comprendre le sens de l'inscription qu'ils avaient sous les yeux ?
– Certainement pas, les codes numériques sont toujours très compliqués et ne peuvent être compris que par quelques rares initiés – qui savent déjà par ailleurs ce que contient le code. Ils ne sont pas faits, comme les chapiteaux de nos églises romanes, pour enseigner le peuple, mais pour une minorité qui jouit de la connaissance initiatique. Non, cette dalle a été gravée par le pouvoir impérial pour rappeler à l'élite qui partageait une part de ce pouvoir – notamment les évêques – quelle était sa mission : maintenir pour l'éternité, alpha et oméga, la croyance en la divinité de Jésus affirmée par le Credo, celle qui fonde l'Église, laquelle était le principal rempart de l'autorité impériale.
– C'est stupéfiant !
– Ce qui est stupéfiant, c'est qu'à partir de la fin du Ier siècle une espèce de conjuration semble se mettre en place pour cacher un secret lié au treizième apôtre. Elle réapparaît périodiquement. On en a un témoignage au IIIe siècle dans le manuscrit copte, un second au VIIIe siècle dans l'inscription de Germigny, peut-être d'autres encore : je n'ai pas fini mon travail. Un secret gardé par les classes dirigeantes religieuses, qui parcourt l'histoire de l'Occident, et sur lequel je suis en train de mettre le doigt après Andrei. Je ne sais qu'une chose, c'est que ce secret pourrait remettre en cause l'essentiel de la foi défendue par la hiérarchie de l'Église.
Leeland se tut brusquement, comme un animal qui rentre dans sa tanière. Lui, c'est sa vie que cette hiérarchie avait remise en cause. Il se leva et enfila son manteau.
– Allons au Vatican, nous sommes en retard... Que comptes-tu faire ?
– Dès demain, m'installer devant ton ordinateur et naviguer sur Internet. Je suis à la recherche de deux ouvrages des Pères de l'Église, identifiés seulement par leur cote Dewey, et qui se trouvent au fond d'une bibliothèque, quelque part dans le monde.
Au deuxième étage, Moktar avait écouté toute la conversation. La pancarte « À vendre » avait été retirée de la porte du studio et la veille, il avait eu le temps de s'installer. Sur une table de bois blanc, du matériel électronique était disposé, avec des fils un peu partout. L'un de ces fils traversait le plafond et aboutissait avec précision sous l'un des pieds du piano mi-queue. Un micro gros comme une lentille était dissimulé dans sa charnière. Pour l'apercevoir, il aurait fallu démonter complètement le piano.
Les magnétophones reliés à ce fil tournaient depuis l'arrivée de Nil, à l'étage au-dessus.
Écouteurs aux oreilles, il n'avait pas perdu un seul mot de la conversation, mais n'y avait pas compris grand-chose. Rien en tout cas qui touchât à sa véritable mission. Il retira la bande magnétique du second magnétophone : celle-là irait au Vatican, et il la ferait payer à Calfo. La première était pour l'université Al-Azhar du Caire.
51.
– Mes frères...
C'était la première réunion de la Société Saint-Pie V depuis l'admission du nouveau frère. Modestement, Antonio occupait la place du douzième apôtre en bout de table.
– Mes frères, je suis en mesure de vous dévoiler une des preuves du secret que nous avons pour mission de protéger : récemment mise à jour, elle se trouve depuis peu en notre possession. Je veux parler de l'inscription placée par l'empereur Charlemagne dans l'église de Germigny, et dont le sens caché ne pouvait être compris que par quelques rares érudits. J'ai la joie de la présenter maintenant à votre dévotion. Deuxième et troisième apôtre, je vous prie...
Deux frères se levèrent, et se placèrent devant le crucifix, à droite et à gauche du recteur. Celui-ci saisit le clou qui transperçait les pieds du Maître. Ses deux acolytes en firent autant du clou fiché dans sa main droite et sa main gauche. Sur un signe de tête, chacun fit tourner son clou selon un chiffre.
Il y eut un déclic : le panneau d'acajou coulissa.
Laissant apparaître un renfoncement, dans lequel étaient placées trois étagères. Celle du bas, au niveau du sol, contenait une dalle de pierre levée sur son champ.
– Mes frères, vous pouvez vous approcher pour la vénération.
Les apôtres se levèrent, et chacun à son tour vint s'agenouiller devant la dalle. L'enduit avait été totalement nettoyé : le texte latin du Credo de Nicée était parfaitement lisible, réparti sur vingt-deux lignes d'égale longueur et encadré par deux lettres grecques. Chaque frère s'inclina profondément, souleva son voile et apposa ses lèvres sur l'alpha et l'oméga. Puis se releva et baisa l'anneau épiscopal que lui présentait le recteur, resté debout sous le crucifix.
Antonio était très ému quand vint son tour. C'est la première fois qu'il voyait l'armoire ouverte : à l'intérieur se trouvaient deux preuves matérielles du secret, dont la préservation justifiait à elle seule l'existence de la Société des Douze. Au-dessus de la dalle, sur l'étagère médiane, un coffret en bois précieux luisait doucement. Le trésor des Templiers ! Il serait offert bientôt à la vénération des frères, le prochain vendredi 13 du calendrier.