Выбрать главу

Le soleil se couchait derrière la falaise de Qumrân. Esquieu se releva : le texte du treizième apôtre était maintenant inscrit, en lettres de sang, sur la chemise de Pierre. Il roula le parchemin, l'entoura de son cordeau de lin et le replaça avec précaution dans la troisième jarre – prenant garde qu'il ne touche pas le rouleau graisseux. Remit le couvercle, plia soigneusement la copie qu'il venait d'effectuer et la glissa dans sa ceinture.

Depuis l'entrée de la grotte, il jeta un coup d'œil en bas : les Turcs étaient déjà deux fois moins nombreux. Seul, il saurait leur échapper. Il fallait attendre la nuit, et passer par la plantation d'Ein Feskha. Il réussirait.

Deux mois plus tard, un vaisseau à voile frappée de la croix rouge franchissait le goulet de Saint-Jean-d'Acre, et mettait cap vers l'ouest. Debout sur sa proue, un chevalier du Temple en grand habit blanc jetait un dernier regard vers la terre du Christ.

Derrière lui, il abandonnait le corps de son meilleur ami. Couché dans l'une des grottes surplombant Qumrân, une grotte contenant des dizaines de jarres remplies d'étranges rouleaux. Dès que possible, il faudrait y retourner. Récupérer le parchemin de la troisième jarre, à gauche à partir de l'entrée, et le rapporter en France, avec toutes les précautions que méritait un document aussi vénérable.

La mort de Pierre n'aurait pas été inutile : sa copie d'une lettre d'apôtre, dont nul n'avait jamais entendu parler, il allait la remettre au grand-maître du Temple, Robert de Craon. Son contenu changerait la face du monde. Et prouverait à tous que les templiers avaient eu raison de rejeter le Christ, mais d'aimer passionnément Jésus.

En arrivant à Paris, Esquieu de Floyran demanda à rencontrer Robert de Craon, seul à seul. Une fois en sa présence, il sortit de sa ceinture un rouleau de tissu couvert de caractères marron sombre, et le tendit au grand-maître du Temple, deuxième du titre.

Sans un mot le grand-maître déroula la bande de tissu. Toujours en silence, il prit connaissance du texte, parfaitement lisible. Sévèrement, il fit jurer à Esquieu le secret, sur le sang de son frère et ami, et le congédia d'un simple signe de tête.

Robert de Craon passa toute la soirée et toute la nuit, seul, devant la table sur laquelle était étalé le morceau de toile, couvert du sang d'un de ses frères. Qui traçait les lignes les plus incroyables, les plus bouleversantes qu'il ait jamais lues.

Le lendemain, le visage grave, il fit partir dans toute l'Europe une convocation extraordinaire du chapitre général de l'ordre des Templiers. Aucun des frères capitulaires, sénéchaux ou prieurs, titulaires d'illustres forteresses comme de la plus petite commanderie, ne devait être absent à ce chapitre.

Aucun.

1 Extrait de la règle donnée par Saint Bernard aux templiers, De laude novae militiae.

65.

Quand Nil rejoignit son ami, toujours penché sur la table de la salle de la réserve, son visage était fermé. Leeland releva la tête de son manuscrit.

– Alors ?

– Pas ici. Rentrons via Aurélia.

Rome se préparait à célébrer Noël. Selon une tradition propre à la Ville éternelle, chaque église, pendant cette période, met un point d'honneur à exposer un presepio, une crèche ornée de tous les attributs de l'imagination baroque. Les Romains passaient leurs après-midis de décembre à déambuler d'une église à l'autre, comparant la réalisation de chacune et la commentant avec force gestes de mains.

« Impossible, pensait Nil en voyant des familles entières s'engouffrer sous le porche des églises, et les yeux écarquillés de bonheur des enfants, impossible de leur dire que tout cela est basé sur un mensonge séculaire. Ils ont besoin d'un dieu à leur image, un dieu enfant. L'Église ne peut que protéger son secret : Nogaret avait raison. »

Les deux hommes marchaient en silence. Arrivés au studio, ils s'installèrent à côté du piano, et Leeland sortit une bouteille de bourbon. Il en versa une rasade à Nil, qui fit un geste pour l'arrêter.

– Allons, Nil, notre boisson nationale porte le nom des rois de France. Quelques gorgées t'aideront à me raconter ce que tu as fait, seul pendant toute la matinée, dans une partie de la réserve vaticane à laquelle en principe tu n'as pas accès...

Nil ne releva pas l'allusion : pour la première fois, il cacherait quelque chose à son ami. Les confidences de Breczinsky, son visage terrorisé, n'avaient rien à voir avec sa recherche : il se sentait détenteur d'un secret, qu'il ne partagerait avec personne. Il but une gorgée de bourbon, fit la grimace et toussa.

– Je ne sais pas par où commencer : tu n'es pas un historien, tu n'as pas étudié les minutes des interrogatoires de l'Inquisition que je viens de voir. J'ai retrouvé les textes consultés par Andrei lors de son passage à la réserve, et ils m'ont immédiatement parlé : c'est à la fois clair, et obscur.

– As-tu trouvé quelque chose en relation avec le treizième apôtre ?

– Les mots « treizième apôtre » ou « épître apostolique » n'apparaissent dans aucun interrogatoire. Mais maintenant que je sais ce que nous cherchons, il y a deux détails qui ont attiré mon attention, et que je ne comprends pas. Philippe le Bel a établi lui-même l'acte d'accusation des templiers, dans une lettre adressée aux commissaires royaux le 14 septembre 1307, un mois avant la rafle générale de tous les membres de l'Ordre. Elle est conservée à la réserve, je l'ai recopiée ce matin.

Il se pencha et prit dans sa sacoche une feuille de papier.

– Je te lis sa première accusation : « Voici une chose amère, une chose déplorable, assurément horrible, un crime détestable... » Et quoi donc ? « Que les templiers, quand ils entrent en leur ordre, nient par trois fois le Christ et lui crachent autant de fois contre la face1. »

– Oh oh !

– Ensuite, depuis le premier interrogatoire d'Esquieu de Floyran, au lendemain du vendredi 13 octobre 1307, jusqu'à l'ultime interrogatoire de Jacques de Molay sur le bûcher, le 19 mars 1314, une question revient sans cesse : « Est-il vrai que vous reniez le Christ ? » Tous les templiers, quelle que soit la sévérité des tortures subies, reconnaissent que oui, ils rejettent le Christ. Mais que non, ils ne rejettent pas Jésus, que c'est au nom de Jésus qu'ils se sont engagés dans la milice.

– Et alors ?

– Alors c'est exactement ce qu'affirmaient les nazôréens dont Origène a pu consulter les textes à Alexandrie. Nous savons que c'était l'enseignement de leur maître, le treizième apôtre : si son épître est capable à elle seule d'anéantir l'Église, si elle doit être partout détruite comme le demande le manuscrit copte, c'est non seulement parce qu'elle nie la divinité de Jésus – bien d'autres l'ont fait après lui – mais parce que, selon Origène, elle apporte une preuve qu'il n'était pas Dieu.

– Les templiers auraient-ils eu connaissance de l'épître disparue du treizième apôtre ?

– Je n'en sais rien, mais je remarque qu'au XIVe siècle des templiers se font torturer et tuer parce qu'ils proclament la même doctrine que les nazôréens, et qu'ils confirment ce choix par un geste rituel – le crachat sur le Christ. Il y aurait peut-être une seconde hypothèse – Nil se massa le front –, ces hommes ont été longtemps en contact étroit avec des musulmans. Le refus d'un autre dieu qu'Allah revient sans cesse dans le Coran, et n'oublie pas que Muhammad lui-même connaît et cite à plusieurs reprises les nazôréens...

– Qu'est-ce que ça veut dire ? Tu mélanges tout !