68.
Nil était tout excité en pénétrant dans l'Académie Sainte-Cécile. La dernière fois qu'il avait assisté à un concert, c'était à Paris, la veille de son entrée au monastère. Il y avait bien longtemps.
La salle de l'auditorium est de petite taille, presque familiale. Elle bruissait de conversations mondaines, et au milieu des tenues de gala on apercevait les soutanes pourpres de quelques cardinaux. Leeland tendit les deux cartons d'invitation à l'ouvreur qui les conduisit au vingtième rang, légèrement sur la gauche.
– D'ici vous ne serez pas gênés par le rabat du piano, monsignore, vous pourrez suivre le jeu du soliste.
Ils s'assirent et restèrent silencieux. Depuis son arrivée à Rome, Nil sentait que quelque chose s'était brisé entre lui et Leeland : la confiance totale, absolue, qui leur avait permis de rester si proches malgré l'éloignement, malgré les années. Il lui semblait avoir perdu son dernier et seul ami.
L'orchestre était déjà installé. Soudain les lumières de la salle s'estompèrent, et le chef fit son entrée, suivi du pianiste. Un tonnerre d'applaudissements s'éleva, et l'Américain se pencha vers Nil.
– Lev Barjona a déjà donné plusieurs récitals ici, le public le connaît et l'apprécie.
Le chef d'orchestra salua, mais Lev Barjona s'installa directement devant le piano, sans tourner la tête vers la salle. De son siège, Nil n'apercevait que le côté droit de son profil, couronné par une crinière de cheveux blonds. Quand le chef monta sur l'estrade, le pianiste leva les yeux et lui sourit. Puis il hocha la tête, et l'on entendit le frémissement des violons, la pulsion d'un pouls profond qui annonçait l'entrée du piano. Dès qu'il fut atteint par cette cadence répétitive, obsédante, le visage du pianiste se figea comme celui d'un automate.
Nil eut soudain un flash : il avait déjà vu cette expression quelque part. Mais les mains de Lev se posèrent sur le piano et le thème du premier mouvement s'éleva, planant comme le rappel nostalgique d'un monde oublié, celui du bonheur perdu depuis la révolution russe d'Octobre. Nil ferma les yeux. La musique de Rachmaninov l'emportait dans un traîneau sur la neige gelée, puis sur les routes de l'exil, aux portes de la mort et de l'abandon.
À la fin du deuxième mouvement, la salle était conquise. Leeland se pencha à nouveau vers Nil.
– Le troisième mouvement est l'une des pièces les plus difficiles de tout le répertoire.
Lev Barjona fut éblouissant, mais salua à peine la salle qui s'était levée d'un bloc, et disparut dans les coulisses. Rose de plaisir, Leeland applaudissait à tout rompre. Brusquement il s'interrompit.
– Je connais Lev, il ne reviendra pas sur scène, il ne donne jamais de bis. Viens, on va tâcher de le rencontrer.
Ils se faufilèrent au milieu des spectateurs trépignants, qui criaient : « Bravo ! bravo ! bis ! »
Dans la loge d'avant-scène réservée au Vatican, le cardinal Catzinger applaudissait avec détachement. Il avait reçu une note molto confidenziale de la Secrétairerie d'État1, le mettant en garde contre le pianiste israélien. « Un personnage louche, peut-être, mais quel virtuose ! »
Soudain, il s'immobilisa : il venait d'apercevoir, en contrebas, la silhouette élégante de Leeland, suivie de la tête grise de Nil. Ils se dirigeaient vers la gauche de la scène, vers les coulisses – les loges des artistes.
– Rembert ! Shalom, quel plaisir de te voir !
Entouré de jolies femmes, Lev Barjona donna l'accolade à Leeland, puis se tourna vers Nil.
– Et voici j'imagine ton compagnon... Heureux de vous connaître, aimez-vous Rachmaninov ?
Pétrifié, Nil ne lui rendit pas son salut. L'Israélien était maintenant en pleine lumière, et pour la première fois il voyait son visage de face : une cicatrice partait de son oreille gauche, et allait se perdre dans sa chevelure.
L'homme du train !
Très à son aise, Lev fit mine de ne pas remarquer sa stupéfaction. Il se pencha vers Leeland, et chuchota avec un sourire :
– Vous tombez bien, j'essayais d'échapper à ces admiratrices. Après chaque concert, il me faut quelques heures pour redescendre sur terre, j'ai besoin d'un sas de calme et de silence.
Il se tourna vers Nil.
– Me feriez-vous le plaisir de dîner avec moi ? Nous pourrions aller dans une trattoria discrète, et avec deux moines le silence est certainement garanti : vous serez les convives idéaux pour m'aider à quitter le monde de Rachmaninov. Attendez-moi devant la sortie des artistes, j'échappe à ces fâcheuses, je vais me changer et j'arrive.
Le sourire et le charme de Lev Barjona opéraient de façon irrésistible, et manifestement il le savait : il n'attendit pas la réponse et se dirigea vers le fond des coulisses, laissant Nil cloué par la stupeur.
L'homme du train ! Que faisait-il seul avec lui dans un Rome express bondé, et que s'apprêtait-il à faire quand le contrôleur avait surgi dans leur compartiment ?
Il allait dîner avec lui, en tête à tête...
1 Ministère des Affaires étrangères du Vatican.
Troisième partie
69.
Tard ce soir-là, le téléphone sonna dans l'appartement du Castel San Angelo : Alessandro Calfo sursauta. Il venait enfin de convaincre Sonia – elle acceptait de moins en moins facilement ses exigences – et mettait la dernière main à une mise en scène compliquée, qui se devait d'être absolument parfaite.
À cette heure-là, ce ne pouvait être que le cardinal.
C'était bien lui, à peine rentré au Vatican dont l'Académie Sainte-Cécile est toute proche. Au ton de sa voix, Calfo comprit immédiatement que quelque chose n'allait pas.
– Monseigneur, étiez-vous au courant ?
– De quoi donc, Éminence ?
– Je reviens à l'instant d'un concert donné par l'Israélien Lev Barjona. Il y a quelques jours, nos services m'ont mis en garde contre cet homme, et j'ai appris avec stupéfaction que la Société Saint-Pie V aurait... comment dire, utilisé ses talents cachés. Qui vous autorise à faire agir des agents étrangers au nom du Vatican ?
– Éminence, Lev Barjona n'a jamais été un agent du Vatican ! C'est d'abord un éminent pianiste, et si j'ai accepté sa collaboration c'est qu'il est fils d'Abraham comme nous, et qu'il comprend bien des choses. Mais je ne l'ai jamais vu.
– Eh bien, moi, je viens de le voir, à Sainte-Cécile. Et devinez qui il y avait dans la salle ?
Calfo soupira.
– Vos deux moines, continua Catzinger, l'Américain et le Français.
– Éminence... quel mal y a-t-il à aller écouter de la belle musique ?
– D'abord, la place d'un moine n'est pas au spectacle. Surtout, je les ai vus se diriger à la fin du concert vers les coulisses. Ils auront sans doute rencontré Lev Barjona.
« Et moi, pensa Calfo, je l'espère bien, qu'ils l'auront rencontré. »
– Éminence, il y a longtemps à Jérusalem, Leeland a fait la connaissance de Barjona qui était élève d'Arthur Rubinstein. Il partage avec lui une même passion pour la musique. Il me paraît normal...
Catzinger l'interrompit :
– Puis-je vous rappeler que Leeland travaille au Vatican, et que c'est moi qui vous ai autorisé à l'utiliser comme appât pour le père Nil ? Il est très dangereux de les laisser rencontrer un personnage aussi sulfureux que ce Lev Barjona, dont vous devez savoir comme moi qu'il n'est pas seulement un musicien de talent. Ma patience est à bout : pendant la semaine qui précède Noël je célèbre chaque matin la messe dans mon titulum1 de Santa Maria in Cosmedin, c'est demain le premier jour. Faites en sorte que Leeland soit à ma disposition demain en début d'après-midi. Je le convoquerai dans mon bureau, et le mettrai face à ses responsabilités. Quant à vous, n'oubliez pas que vous êtes au service de l'Église, ce qui vous interdit certaines... initiatives.