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— Arrêtez de vous agiter comme ça ! lança Nynaeve en propulsant rageusement sa natte derrière son épaule. Si vous vous tortillez comme des gamines victimes de démangeaisons, ça ne fonctionnera pas.

Aucune des deux femmes assises de l’autre côté de la table bancale ne paraissait plus âgée que l’ancienne Sage-Dame. Pourtant, une bonne vingtaine d’années, au minimum, les séparait d’elle. En toute franchise, elles ne se tortillaient pas vraiment, mais dans la petite pièce sans fenêtres, la chaleur tapait sur les nerfs de Nynaeve. Bien entendu, elle suait à grosses gouttes alors que les deux autres n’avaient pas un poil de trempé.

Dans sa robe domani de soie bleue particulièrement fine, Leane s’autorisa un vague haussement d’épaules. Grande, le teint cuivré, cette femme possédait des réserves inépuisables de patience. En règle générale, en tout cas… Celles de Siuan, une solide fille de pêcheur aux cheveux clairs, tendaient plutôt à ne pas exister.

Comme pour le prouver, elle grogna et tira nerveusement sur sa robe. Portant d’habitude des vêtements ordinaires, elle arborait ce matin une jolie robe de lin orné d’un complexe motif tearien autour d’un décolleté auquel il ne manquait pas grand-chose pour être qualifié de « plongeant ». Mais ses yeux bleus restaient aussi froids que l’eau d’un puits très profond. Enfin, aussi froide qu’elle aurait dû l’être, cette eau, si le temps n’était pas devenu fou. Si les tenues de Siuan pouvaient changer, ses yeux, eux, demeuraient immuables.

— Ça ne fonctionnera pas quoi qu’on fasse ! s’écria-t-elle.

Sa façon de parler n’avait pas changé non plus.

— On ne colmate pas la coque quand le navire est en train de brûler. Nous perdons notre temps, mais puisque j’ai promis, finissons-en ! Leane et moi, nous avons du pain sur la planche.

Les deux femmes dirigeaient le réseau d’yeux et d’oreilles des Aes Sedai réfugiées à Salidar – en d’autres termes, les agents qui faisaient parvenir aux sœurs des rapports et des rumeurs sur ce qui se passait dans le monde.

Pour se calmer, Nynaeve tira sur sa propre robe de laine toute simple décorée de sept bandes de couleur à l’ourlet – une pour chaque Ajah. Une tenue d’Acceptée qui lui déplaisait bien plus qu’elle aurait pu l’imaginer. Tant qu’à faire, elle aurait préféré mettre la robe de soie verte qu’elle avait emportée. Au moins en privé, elle consentait à reconnaître qu’elle avait pris goût aux jolis vêtements, mais la robe en question, fine et légère, était strictement une affaire de confort et de bien-être – rien à voir avec la préférence marquée de Lan pour le vert. Aucun rapport, vraiment !

De toute façon, inutile de rêver. Une Acceptée ayant l’idée de mettre autre chose que la robe blanche aux sept bandes aurait très vite appris qu’elle était nettement plus bas que les sœurs sur l’échelle de la hiérarchie. Allons, assez divagué ! Elle n’était pas là pour rêvasser à des vêtements.

Lan aimait le bleu, également… Non, ça suffisait, à présent !

Très délicatement, Nynaeve sonda Siuan puis Leane avec le Pouvoir de l’Unique. Pourtant, elle ne canalisait pas, à proprement parler. Sans l’aide de la colère, elle n’en était pas capable, se révélant même inapte à sentir la Source Authentique. Cela dit, ça revenait au même. Obéissant à son tissage, de très fins filaments de saidar, la moitié féminine de la Source, s’insinuaient dans les deux femmes. Mais ce n’était pas elle qui générait ces minuscules flux.

Au poignet gauche, Nynaeve portait un fin bracelet. Une simple bande segmentée en argent – pour l’essentiel composée de ce matériau, en tout cas, et d’une origine spécifique, même si ça ne faisait aucune différence. À part sa bague au serpent, c’était le seul bijou qu’elle arborait, car les Acceptées étaient fermement encouragées, pour ne pas dire plus, à s’abstenir de tout excès en matière d’ornements. Un collier similaire au bracelet enserrait le cou de la quatrième femme présente dans la pièce. Assise sur un tabouret, le dos contre le mur en plâtre brut et les mains croisées sur les genoux, elle portait une robe en laine grossière, une tenue de paysanne adaptée à son visage de fermière tanné par le soleil, et parvenait pourtant à ne pas transpirer. Alors qu’elle ne bougeait pas un muscle, ses yeux noirs ne rataient rien de ce qui se passait autour d’elle. Quand elle la regardait, Nynaeve voyait clairement l’aura du saidar, mais c’était pourtant elle qui dirigeait les opérations. Un peu à la manière dont les Aes Sedai pouvaient s’unir pour combiner leurs pouvoirs, le bracelet et le collier créaient un lien entre l’ancienne Sage-Dame et la quatrième femme. Selon Elayne, c’était une affaire de « matrices parfaitement identiques ». Au-delà de cette mystérieuse expression, l’explication devenait parfaitement incompréhensible. À dire vrai, Nynaeve soupçonnait la Fille-Héritière de ne pas saisir elle-même la moitié au moins de ce qu’elle débitait.

Nynaeve ne comprenait rien du tout, à part qu’elle était en mesure de capter toutes les émotions de la porteuse du collier – en fait, elle la sentait en tant que personne – mais seulement dans un coin de sa tête, ou à l’arrière-plan. En outre, tout le saidar que son « assistante » pouvait puiser se retrouvait sous son contrôle. Parfois, Nynaeve se surprenait à penser que tout aurait été plus simple si la femme assise sur le tabouret avait été morte. Plus simple, à coup sûr… Et plus propre…

— Quelque chose est déchiré ou coupé, marmonna Nynaeve en essuyant distraitement la sueur qui faisait briller son visage.

Ce n’était qu’une vague sensation, presque imperceptible, mais pour la première fois, elle captait autre chose que… le néant. Mais il pouvait aussi s’agir d’un tour que lui jouait son imagination, influencée par son avide désir de découvrir enfin quelque chose – n’importe quoi, mais quelque chose.

— Amputer…, dit la quatrième femme. C’est le terme qu’on utilisait pour ce que vous nommez « apaiser » ou « calmer » selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme.

Trois paires d’yeux brillant de fureur se tournèrent vers la fâcheuse. Respectivement Chaire d’Amyrlin et Gardienne des Chroniques, Siuan et Leane avaient été calmées durant le coup de force qui avait porté Elaida au pouvoir. Calmée… Un mot qui donnait froid dans le dos. Ne plus jamais canaliser le Pouvoir. Mais en garder le souvenir et savoir ce qu’on avait perdu. Sentir en permanence la Source Authentique en ayant conscience qu’on ne la toucherait plus. Car, pas plus que de la mort, on ne pouvait guérir d’avoir été calmée.

En tout cas, c’était ce que tout le monde pensait. Selon Nynaeve, cependant, le Pouvoir de l’Unique aurait dû être en mesure de tout soigner, à part la mort, justement.

— Si tu as quelque chose d’utile à dire, Marigan, lâcha Nynaeve, eh bien, dis-le ! Sinon, tais-toi !

Marigan se pressa contre le mur, ses yeux brillants rivés sur l’ancienne Sage-Dame. De la peur et de la haine se déversèrent à travers le bracelet, mais c’était le cas en permanence, à un degré ou à un autre. Les prisonniers aimaient rarement leurs geôliers, même – et peut-être surtout – lorsqu’ils avaient mérité leur captivité, voire un sort plus terrible encore.

Cela dit, il y avait un problème. Marigan aussi pensait qu’une femme « amputée » (ou calmée) ne pouvait pas être guérie. Pourtant, elle clamait haut et fort que, lors de l’Âge des Légendes, on soignait toutes les maladies, à part la mort, ce que l’Ajah Jaune appelait aujourd’hui la « guérison » étant à peine l’équivalent de la plus rudimentaire chirurgie militaire. Mais dès qu’on tentait d’obtenir des précisions, ou simplement un début de piste, on ne tirait plus rien d’elle. En fait, Marigan en savait aussi peu sur la guérison que Nynaeve au sujet du métier de forgeron – à savoir qu’il consistait à faire chauffer le métal avant de lui taper dessus à grands coups de marteau. Avec ce genre de « science », pas moyen de fabriquer un fer à cheval. Ou de guérir davantage que des bobos.