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— On ne t’a jamais appris à frapper aux portes, Elayne ? demanda Nynaeve.

Elle releva sa chaise et se rassit – se laissa tomber sur le siège, en réalité, tant le soulagement lui coupait les jambes.

— J’ai cru que c’était Sheriam qui entrait…

La seule idée d’être découverte déchirait les entrailles de l’ancienne Sage-Dame.

Réaction tout à son honneur, Elayne s’empourpra et s’excusa sans hésiter. Puis elle gâcha son effet en ajoutant :

— Je ne vois pas pourquoi vous vous êtes toutes affolées… Birgitte monte la garde dehors, et vous savez qu’elle vous préviendrait en cas de danger… Nynaeve, il faut qu’elles me laissent y aller.

— Il ne faut rien du tout, et surtout pas ça…, marmonna Siuan.

Elle s’était rassise, comme Leane. Alors qu’elle se tenait droite comme un « i », l’ancienne Gardienne, presque aussi tremblante que les jambes de Nynaeve, s’était laissée aller contre le dossier de son siège. Le souffle court et les yeux fermés, Marigan se pressait contre le mur, les mains appuyant très fort sur le plâtre. À travers le bracelet, les flots de soulagement alternaient avec les déferlantes d’angoisse.

— Mais…

Siuan ne permit pas à Elayne de continuer.

— Tu crois que Sheriam – ou n’importe quelle autre sœur – laisserait la Fille-Héritière d’Andor tomber entre les mains du Dragon Réincarné ? Avec la mort de ta mère…

— Je n’y crois pas une seconde !

— Tu ne crois pas que Rand l’ait tuée, et ça, c’est une tout autre affaire… Sur ce point, je suis d’ailleurs d’accord avec toi. Mais si Morgase était vivante, elle se montrerait au grand jour et se rallierait au Dragon Réincarné. Ou si elle pensait avoir affaire à un faux Dragon, malgré l’abondance de preuves, elle organiserait la résistance. Aucun de mes agents n’a entendu quoi que ce soit allant dans l’un de ces deux sens. Ni en Andor, ni ici, en Altara, et pas davantage au Murandy.

— C’est faux, osa Elayne, puisque les rapports parlent d’une rébellion à l’ouest.

— Contre Morgase ! Contre elle… Si ce n’est pas une rumeur. Petite, ta mère est morte. Autant voir la réalité en face et faire ton deuil.

Cédant à une de ses mauvaises habitudes, Elayne pointa le menton. Alors qu’elle était l’incarnation même de l’arrogance glacée, une multitude d’hommes, pour une raison inconnue, semblaient la trouver très attirante.

— Tu te lamentes sans cesse parce qu’il est difficile d’entrer en contact avec tous tes agents, lâcha la Fille-Héritière, mais je ne vais pas entrer dans une polémique sur la valeur de tes informations. Que ma mère soit morte ou non, ma place est à Caemlyn, parce que je suis son héritière.

Le ricanement de Siuan fit sursauter Nynaeve.

— Allons, tu es une Acceptée depuis assez longtemps pour savoir à quoi t’en tenir.

Le potentiel d’Elayne dépassait tout ce qu’on avait pu voir depuis mille ans. Elle restait inférieure à Nynaeve – si celle-ci parvenait un jour à contrôler son don – mais demeurait assez puissante pour émerveiller n’importe quelle Aes Sedai. Si elle avait déjà été sur le Trône du Lion, elle le savait très bien, les sœurs auraient quand même tout fait pour la former. En lui demandant de coopérer, d’abord, puis en l’enfermant dans une barrique s’il le fallait. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais Siuan ne lui en laissa pas l’occasion.

— À dire vrai, les sœurs n’ont rien contre l’idée que tu t’assoies très bientôt sur le trône. Après tout, il y a bien longtemps qu’une reine d’Andor n’a pas été si ouvertement une Aes Sedai. Mais elles ne te laisseront pas partir avant que tu sois une vraie sœur. Et même là, parce que tu es la Fille-Héritière et la prochaine reine, elles ne te permettront pas d’approcher du fichu Dragon Réincarné avant de savoir s’il est digne de confiance. Surtout depuis qu’il a édicté son… amnistie.

Ce mot sembla laisser un goût amer dans la bouche de Siuan et Leane fit la grimace.

Nynaeve eut elle aussi une remontée de bile. On l’avait élevée pour redouter n’importe quel mâle capable de canaliser – un égarement de la nature condamné à la folie, et, avant d’être tué par la moitié masculine de la Source souillée par le Ténébreux, destiné à semer partout le malheur. Mais Rand, un garçon qu’elle avait vu grandir, était le Dragon Réincarné, sa naissance indiquant à la fois que l’Ultime Bataille approchait et qu’il était venu au monde afin d’y affronter le Ténébreux…

Le Dragon Réincarné… L’unique espoir de l’humanité – et un homme capable de canaliser. Mais il y avait encore pire. Selon certaines sources, il tentait de réunir les autres mâles comme lui. Par bonheur, ça ne devait pas faire grand monde, car les Aes Sedai traquaient ces malheureux, l’Ajah Rouge y consacrant presque tout son temps. Mais il en capturait de moins en moins. Beaucoup moins que par le passé, si on se fiait à certains rapports.

Elayne n’était pourtant pas prête à capituler. Un de ses traits de caractère admirables… Même la tête sur le billot, alors que la hache s’abattait sur son cou, elle serait restée indomptable. Le menton pointé, elle soutenait le regard de Siuan, un exploit que Nynaeve lui enviait.

— Il y a deux raisons évidentes pour que j’y aille. Primo, quoi qu’il soit arrivé à ma mère, elle a disparu, et pour rassurer le peuple et le convaincre que la succession suit son cours, il n’y a rien de mieux que la Fille-Héritière. Secundo, je peux entrer en contact avec Rand, parce qu’il me fait confiance. Sur ce point, je serai supérieure à toute sœur choisie par le Hall de la Tour.

Les sœurs réfugiées à Salidar avaient désigné leur propre Hall de la Tour – un Hall en exil, et voilà tout. En principe, les membres de ce conseil auraient dû être en train de réfléchir à la nomination d’une Chaire d’Amyrlin afin de s’opposer activement aux ambitions d’Elaida. Mais sur ce point, Nynaeve n’aurait pas juré que les Aes Sedai se sentaient très pressées d’agir.

— Merci de te sacrifier ainsi, petite, ironisa Leane.

Elayne ne broncha pas sous l’assaut, mais elle rougit quand même jusqu’à la racine des cheveux. Hors de cette pièce, très peu de gens – en particulier, aucune Aes Sedai – savaient la vérité. Nynaeve, elle, n’avait pas l’ombre d’un doute. À Caemlyn, Elayne commencerait par attirer Rand dans un coin tranquille afin de l’embrasser jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou quasiment.

— Avec la… hum… l’absence de ta mère, continua Leane, si Rand al’Thor tient Caemlyn et la Fille-Héritière, il tiendra tout le royaume d’Andor. Le Hall fera tout pour qu’il ne s’empare pas de ton pays – et d’aucune autre nation, si c’est dans son pouvoir. S’il contrôle l’Andor, le Murandy et l’Altara – où nous sommes en ce moment – tomberont au moindre de ses éternuements. Il devient trop puissant, et beaucoup trop vite. Et s’il décidait de se passer de nous ? Depuis la mort de Moiraine, nous n’avons personne de confiance à ses côtés.

Nynaeve ne put s’empêcher de faire la moue. Si elle avait quitté le territoire de Deux-Rivières, c’était à cause de Moiraine. Une Aes Sedai qui avait bouleversé sa vie et celle de Rand. Sans compter Egwene, Mat et Perrin… Après avoir rêvé pendant si longtemps de lui faire payer ce forfait, l’ancienne Sage-Dame avait eu le sentiment, en perdant Moiraine, d’avoir été privée d’une partie d’elle-même.

Mais l’Aes Sedai était morte à Cairhien, entraînant avec elle la terrible Lanfear. Parmi les sœurs de Salidar, elle était en train de devenir une légende. La seule Aes Sedai qui eût jamais tué un Rejeté, et plus encore deux ! Le seul bon côté de cette mort – si honteux qu’il fût de lui en trouver un – concernait Lan, désormais libéré de ses devoirs de Champion, puisque son Aes Sedai n’était plus de ce monde. À condition que Nynaeve lui remette un jour la main dessus…