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Pour un temps bref se sont éteints les Feux du Ciel.

Prologue

Le premier message

Demandred sortit sur les pentes noires du Shayol Ghul – et le portail, un trou dans la texture du réel, cessa aussitôt d’exister. Au-dessus, un tourbillon de nuages gris masquait le ciel, océan à l’envers aux lentes vagues cendreuses déferlant autour de la cime invisible de la montagne. Au-dessous, de curieuses lueurs flamboyaient dans la vallée aride, des bleus et des rouges décolorés qui ne parvenaient pas à dissiper le brouillard sombre obscurcissant leur source. Des éclairs s’élançaient vers les nuages et le tonnerre grondait sourdement. Sur la pente, de la vapeur et de la fumée montaient d’orifices dispersés çà et là, certains pas plus grands qu’une main humaine et d’autres assez vastes pour engloutir dix hommes.

Il relâcha immédiatement le Pouvoir et, avec la disparition de ce précieux atout, l’acuité des sens qui rendait tout plus précis, plus clair, s’émoussa. L’absence du Saidin lui donnait l’impression d’être dépourvu de substance. Ici, toutefois, seul un fou donnerait ne serait-ce que l’apparence d’être prêt à canaliser. Ici, d’ailleurs, seul un fou voudrait voir, sentir ou éprouver quoi que ce soit trop nettement.

En un temps où ce qui s’appelait à présent l’Ère des Légendes, ce lieu avait été une île idyllique au sein d’une mer calme, un séjour de prédilection pour ceux qui aimaient une atmosphère champêtre. En dépit de la vapeur, le froid y était maintenant intense ; Demandred ne s’en laissait pas atteindre mais, d’instinct, il se drapa plus étroitement dans sa cape de velours doublée de fourrure. Une buée plumeuse signalait son haleine, juste visible avant que l’air l’absorbe. À quelques centaines de lieues au nord, le monde était pure glace, mais Thakan’dar était toujours aussi sec qu’un désert, bien que constamment sous l’emprise de l’hiver.

Il y avait de l’eau, en quelque sorte, un ruisselet d’un noir d’encre qui sourdait sur la pente rocheuse à côté d’une forge au toit gris. Des marteaux résonnaient à l’intérieur et une lumière blanche flamboyait dans les fenêtres étroites à chaque martèlement. Une femme en haillons était accroupie dans une posture accablée, le dos appuyé au mur de pierre brute de la forge, serrant contre elle un bébé, et une fillette maigrichonne avait enfoui son visage dans les jupes de cette femme. Des prisonniers d’un raid dans la région des Marches, sans doute. Mais vraiment peu ; les Myrddraals devaient grincer des dents. Leurs épées s’abîmaient au bout d’un certain temps et devaient être remplacées, même si les incursions dans ces pays limitrophes de la Grande Dévastation avaient été réduites.

Un des forgerons surgit, forme humaine massive aux mouvements lents qui semblait avoir été extraite de la montagne à coups de pic. Ces forgerons n’étaient pas réellement des êtres vivants ; transportés à n’importe quelle distance du Shayol Ghul, ils devenaient pierre ou poussière. Ils n’étaient pas non plus à proprement parler des artisans travaillant les métaux, ils ne forgeaient que les épées. Les deux mains de celui-ci serraient au bout de longues tenailles une lame d’épée, une lame déjà trempée, couleur de la neige éclairée par la lune. Vivant ou non, le forgeron s’y prit avec précaution pour plonger le métal étincelant dans le cours d’eau noir. Quelque simulacre de vie qu’il possédait aurait été anéanti par un contact avec cette eau. Quand le métal en ressortit, il était d’un noir absolu. Cependant, l’opération n’était pas encore terminée. Le forgeron rentra d’un pas traînant et, soudain, une voix d’homme éleva une protestation désespérée.

« Non ! Non ! NON ! » Il poussa ensuite un hurlement aigu, dont le son s’estompa sans perdre de son intensité comme si l’homme qui criait était entraîné à une distance inimaginable. Maintenant la lame était finie.

Une fois de plus, un forgeron parut – peut-être le même, peut-être un autre – et il releva la femme d’une secousse. Femme, nourrisson et fillette commencèrent à pleurer, mais le nourrisson fut arraché des bras de la femme et fourré dans ceux de la fillette. Finalement, la femme trouva un peu d’énergie pour résister. En larmes, elle donna des coups de pied, griffa le forgeron. Lequel n’y prêta pas plus attention que ne l’aurait fait un rocher. Les cris de la femme s’éteignirent dès qu’elle fut à l’intérieur. Les marteaux recommencèrent à résonner, noyant les sanglots des enfants.

Une lame terminée, une lame en cours de fabrication, et deux à forger. Demandred n’avait jamais vu auparavant moins de cinquante prisonniers attendant pour donner leur contribution au Grand Seigneur de l’Ombre. Les Myrddraals devaient grincer des dents, assurément.

« Flâniez-vous quand vous avez été convoqué par le Grand Seigneur ? » La voix ressemblait à du cuir pourri qui se désagrège.

Demandred se retourna avec lenteur – comment un Demi-Homme osait-il s’adresser à lui sur ce ton – mais les mots réprobateurs moururent avant de parvenir à ses lèvres. Pas à cause du regard sans yeux de son visage blême ; le regard d’un Myrddraal frappait de terreur n’importe quel homme, mais il s’était depuis longtemps débarrassé de tout sentiment de peur. Non, c’était la vue de la créature vêtue de noir elle-même. Tous les Myrddraals étaient grands comme un homme de haute taille, une sinueuse imitation d’homme, aussi identiques que sortis d’un même moule. Celui-ci le dominait de la tête et des épaules.

« Je vais vous conduire au Grand Seigneur, reprit le Myrddraal. Je suis Shaidar Haran. » Il tourna les talons et commença à gravir la montagne, tel un serpent dans sa progression fluide. Sa cape d’un noir de suie demeurait d’une immobilité anormale, sans même une ondulation.

Demandred hésita avant de le suivre. Les noms des Demi-Hommes étaient toujours empruntés au langage rauque des Trollocs. « Shaidar Haran » provenait de ce que les gens appelaient maintenant l’Ancienne Langue. Il signifiait « Main du Ténébreux ». Une autre surprise, et Demandred n’aimait pas les surprises, surtout au Shayol Ghul.

L’entrée dans la montagne aurait pu être l’un des trous d’évent éparpillés çà et là, à part qu’elle n’émettait ni fumée ni vapeur. Elle était assez large pour que deux hommes y passent de front, mais le Myrddraal continua à le précéder. La voie amorça presque aussitôt une descente, le sol du tunnel rendu par l’usage aussi lisse que du carrelage vernissé. Le froid diminua à mesure que Demandred suivait le large dos de Shaidar Haran de plus en plus bas, lentement remplacé par une chaleur qui augmentait. Demandred en avait conscience, mais ne s’en laissait pas atteindre. Une lumière pâle émanait de la pierre, éclairant tout le tunnel, plus vive que l’éternelle clarté crépusculaire au-dehors. Des pointes aux arêtes vives saillaient de la voûte, dents de pierre prêtes à mordre, les dents du Grand Seigneur pour broyer les infidèles ou les traîtres. Pas naturel, bien sûr, mais efficace.

Brusquement, il remarqua quelque chose. Chaque fois qu’il avait accompli ce trajet, ces pointes avaient presque effleuré le sommet de sa tête. Maintenant, elles s’arrêtaient au-dessus de celle du Myrddraal à deux longueurs de main ou davantage. Il fut étonné. Non pas que la hauteur du tunnel ait changé – l’extraordinaire soit ordinaire ici – mais qu’un espace supplémentaire soit accordé au Demi-Homme. Le Grand Seigneur se rappelait par des faveurs aux Myrddraals aussi bien qu’aux hommes. Cet espace supplémentaire était un fait à ne pas oublier.

Le tunnel déboucha soudain sur une vaste corniche surplombant un lac de pierre fondue, rouge diapré de noir, où des flammes grandes comme un homme dansaient, s’éteignaient et se redressaient. Il n’y avait pas de voûte, seulement une vaste trouée à travers la montagne jusqu’à un ciel qui n’était pas le ciel de Thakan’dar. Il donnait à ce dernier une apparence normale, avec ses nuages aux stries tourmentées filant comme emportés par les vents les plus puissants connus au monde. Cela, les hommes l’appelaient le Gouffre du Destin, et peu savaient à quel point ils avaient bien choisi ce nom.