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La langue de Nynaeve se figea dans sa bouche, aussi. Elle avait été élevée à craindre tout homme qui est capable de canaliser, voué à devenir fou et, avant que la moitié masculine de la Vraie Source souillée par le Ténébreux l’ait fait mourir d’horrible façon, à terroriser tous ceux qui l’entourent. N’empêche, Rand, qu’elle avait vu grandir, était le Dragon Réincarné, né à la fois comme un signe que la Dernière Bataille approchait et pour combattre le Ténébreux dans cette Bataille. Le Dragon Réincarné ; l’unique espoir de l’humanité et un homme qui canalisait. Pire, d’après les rumeurs il tentait de regrouper d’autres comme lui. Certes, ils ne devaient sûrement pas être nombreux. N’importe quelle Aes Sedai donnait la chasse à quelqu’un comme eux – l’Ajah Rouge ne s’occupait guère d’autre chose – mais elles en dénichaient peu, beaucoup moins qu’autrefois, d’après ce qu’on disait.

Toutefois, Élayne n’avait pas l’intention de renoncer. C’est ce qu’il y avait d’admirable chez elle ; elle ne renoncerait pas, sa tête serait-elle sur le billot et la hache en train de s’abattre. Elle se tenait là, le menton haut, affrontant le regard de Siuan – que Nynaeve trouvait souvent difficile à soutenir. « Il y a deux bonnes raisons pour que je parte. D’abord, quoi qu’il soit arrivé à ma mère, elle n’est pas là et, en tant que Fille-Héritière, je peux calmer la population et lui assurer que la succession est assurée. Deuxièmement, je peux approcher Rand. Il a confiance en moi. Je serais bien plus efficace – et de loin – que quiconque choisie par l’Assemblée. »

Les Aes Sedai de Salidar avaient désigné leur propre Assemblée de la Tour, une Assemblée-en-exil, comme qui dirait. Ces Députées étaient censées méditer sur le choix d’une nouvelle Amyrlin, une Amyrlin légitime pour contester la prétention d’Elaida au titre et à la Tour, mais Nynaeve n’avait pas constaté qu’il en était résulté grand-chose.

« Comme c’est aimable de votre part de vous sacrifier, petite », commenta ironiquement Leane. Élayne ne changea pas d’expression, par contre elle devint rouge comme un coquelicot ; rares en dehors de cette pièce étaient les personnes au courant, et aucune Aes Sedai, mais Nynaeve ne doutait pas que la première démarche d’Élayne à Caemlyn serait d’attirer Rand à l’écart et de l’embrasser presque jusqu’à ce qu’il en perde le souffle. « Avec votre mère… absente… si Rand al’Thor vous a ainsi que Caemlyn, il a l’Andor, et l’Assemblée ne voudra pas lui laisser plus d’Andor qu’elle n’y est obligée, ni d’autres pays si elle peut s’y opposer. Il a le Tear et le Cairhien dans sa poche, avec les Aiels aussi, semble-t-il. Ajoutez l’Andor, et le Murandy et l’Altara tomberont s’il éternue. Il devient trop puissant trop vite. Rien d’impossible à ce qu’il décide qu’il n’a pas besoin de nous. Moiraine morte, il n’y a personne auprès de lui à qui nous fier. »

Ce qui fit tiquer Nynaeve. Moiraine était l’Aes Sedai qui les avait entraînées hors des Deux Rivières, elle et Rand, et avait changé leur vie. Elle, Rand et Egwene, Mat et Perrin. Elle avait pendant si longtemps voulu que Moiraine paie pour cela que la perdre était comme de perdre une partie d’elle-même. Seulement Moiraine était morte dans Cairhien, emmenant Lanfear avec elle ; elle était devenue vite légendaire parmi les Aes Sedai d’ici, la seule Aes Sedai à avoir tué une des Réprouvés, pour ne rien dire de deux. L’unique satisfaction qu’y voyait Nynaeve, bien que mortifiée d’en ressentir, était qu’à présent Lan était libéré de ses obligations de Lige envers Moiraine. Si jamais elle parvenait à le trouver.

Siuan reprit le raisonnement à l’endroit où Leane l’avait arrêté. « Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser ce garçon partir naviguer sans rien pour le guider. Qui sait ce qu’il ferait ? Oui, oui, je comprends que vous êtes prête à plaider sa cause, mais je ne me soucie pas de l’entendre. J’essaie de tenir en équilibre un brochet argenté vivant sur le bout de mon nez, petite. Nous ne pouvons pas le laisser devenir trop fort avant qu’il nous accepte et, d’autre part, nous n’osons pas trop le refréner. Et je tente de garder Sheriam et les autres convaincues qu’elles doivent prendre son parti alors que la moitié des Députées de l’Assemblée n’ont aucune envie d’avoir affaire à lui et celles de l’autre moitié pensent au tréfonds de leur cœur qu’il devrait être neutralisé, Dragon Réincarné ou non. En tout cas, quels que soient vos arguments, je vous conseille de prendre ce que dit Sheriam en considération. Vous ne changerez l’avis de personne et Tiana n’a pas assez de novices ici pour l’occuper. »

Le visage d’Élayne se tendit de colère. Tiana Noselle, une Sœur Grise, était Maîtresse des Novices ici à Salidar. Il fallait qu’une Acceptée outrepasse les bornes bien davantage qu’une novice pour être envoyée à Tiana et, du même coup, la visite était bien plus humiliante et douloureuse. Tiana pouvait se montrer assez bienveillante envers une novice, encore que pas de façon excessive ; elle estimait que les Acceptées devaient être plus raisonnables et elle s’assurait qu’elles pensent de même longtemps avant qu’elles sortent du réduit qui lui servait de bureau.

Nynaeve avait observé Siuan et voici qu’une idée lui vint en tête. « Vous étiez parfaitement au courant de cette… ambassade, ou je ne sais quoi, n’est-ce pas ? Vous deux, vous êtes toujours en train de confabuler avec Sheriam et son petit cercle. » L’Assemblée était censée détenir l’autorité suprême jusqu’à ce que ses membres aient choisi une Amyrlin, mais Sheriam et la poignée d’autres Aes Sedai qui, les premières, avaient organisé les rassemblements à Salidar continuaient à exercer le vrai contrôle de la situation. « Combien en envoie-t-on, Siuan ? » Élayne eut un haut-le-corps ; manifestement, elle n’y avait pas pensé. Ce qui démontrait à quel point elle était bouleversée. D’ordinaire, elle était sensible à des nuances qui échappaient à Nynaeve.

Siuan ne nia rien. Depuis qu’elle avait été désactivée, elle pouvait mentir comme un marchand drapier mais, quand elle décidait d’être franche, elle était aussi directe qu’une claque sur la joue. « Neuf. “Assez pour honorer le Dragon Réincarné” – tripailles de poissons ! Une ambassade pour un roi comporte rarement plus de trois ! – “mais pas assez pour lui inspirer de la crainte.” S’il a appris assez pour être effrayé.

— Mieux vaut pour vous espérer qu’il l’est, commenta froidement Élayne. Sinon, neuf risquent d’être huit de trop. »

Treize était le nombre dangereux. Rand était fort, peut-être aussi fort que n’importe quel homme depuis la Destruction, mais treize Aes Sedai liées ensemble étaient capables de le maîtriser, de l’entourer d’un écran qui l’empêche d’atteindre le Saidin et de le faire prisonnier. Treize était le nombre désigné quand un homme était neutralisé, quoique Nynaeve ait commencé à penser que ce choix devait davantage à la coutume qu’à la nécessité. Les Aes Sedai accomplissaient bon nombre de choses parce qu’elles avaient toujours procédé de cette façon-là.

Le sourire de Siuan était loin d’être agréable à voir. « Je me demande pourquoi personne d’autre n’a pensé à cela ? Réfléchissez, mon petit ! Sheriam y a pensé, et aussi l’Assemblée. Une seule d’abord l’approchera et ensuite pas davantage qu’il ne se sente à l’aise avec. Par contre, il saura que neuf sont venues et quelqu’un lui expliquera sûrement quel honneur cela représente.