A différentes hauteurs, des plates-formes, des passerelles et des escaliers en rondins permettant d’accéder à ces niches avaient été construits. Des dizaines de Korrigans y étaient installés, assis, les jambes pendant dans le vide, riant et bavardant. Partout ailleurs, ils se tenaient par centaines autour de tables grossières, buvant, mangeant et chantant des airs joyeux.
Certains jouaient : ici, ils envoyaient, avec une catapulte, une balle dans un panier ; là, ils poussaient en soufflant de toute leur force une bille de bois dans le camp adverse ; là encore, un audacieux tentait sous les applaudissements de tenir en équilibre sur une poutre instable. L’air était empli de rires et de cris.
« On se croirait au stade de Dashtikazar, un jour de Samain », songea Guillemot, ahuri par le vacarme.
Ils traversèrent la caverne dans l’indifférence générale, personne ne se détournant de son activité. Une fois parvenus au fond de la grotte, ils furent posés à même sol, puis on leur ôta leur bâillon et leurs liens. Tandis qu’ils se redressaient tant bien que mal en massant leurs poignets endoloris, Guillemot et Bertram échangèrent un regard. Ces Korrigans allaient voir ce qu’ils allaient voir !
– Que ces messieurs les Sorciers
Oublient leurs vilaines pensées,
Ou ils pourraient bien vite le regretter !
Les sept jeunes gens levèrent les yeux. Juché sur un trône taillé dans un énorme rocher, un Korrigan les toisait d’un air goguenard.
La couronne d’or qu’il portait sur la tête ne laissait aucun doute sur son identité : ils étaient en face de Kor Mehtar, le roi des Korrigans, souverain autoritaire et magicien puissant.
Le roi éclata d’un rire enfantin et reprit, toujours en korrigani, la langue poétique et compliquée du peuple des landes :
– Petits amis de Dashtikazar, s’exclama-t-il en ouvrant les bras,
Réjouissons-nous du hasard !
Bienvenue à Bouléagant,
Le palais du roi des Korrigans !
Kor Mehtar fit un signe de la main, et une grappe de Korrigans libéra en maugréant la table où ils étaient en train de manger. Puis le roi invita la bande à s’y installer.
– Beurk ! fit Agathe, dégoûtée, en repoussant un os à moitié rongé.
– Ce n’est pas la peine de l’envoyer sur les autres, gronda Ambre en lui jetant un regard mauvais.
Mais elles n’eurent pas le cœur de poursuivre la dispute. Par leur faute, ils étaient prisonniers des Korrigans. Ce n’était pas le moment de se quereller…
Ambre était calme, presque apaisée. Elle aurait été incapable de dire pourquoi elle avait réagi si vivement contre sa rivale. Tout le temps de la course-poursuite, il lui avait semblé être quelqu’un d’autre. Cette sensation ne lui était pas inconnue. Chaque fois qu’elle savait Guillemot menacé, quelque chose la poussait à réagir comme ça. Était-ce cela, l’amour ? Elle sentit un léger mal de tête.
Le roi donna des ordres. Des Korrigans grognons nettoyèrent la table, puis apportèrent des couverts.
– Ce n’est pas avec ça qu’on pourra se défendre si ça tourne mal, grommela Romaric en saisissant la grosse cuillère en bois qu’on lui avait donnée en même temps qu’un gobelet et une assiette.
– Qu’est-ce qu’on fait, Guillemot ? demanda Ambre en se massant les tempes.
– On attend, répondit-il. Pour l’instant, ils ont l’air de bonne humeur. Avec un peu de chance, ils nous relâcheront si on fait honneur à leur repas…
– Mon avis serait plutôt d’utiliser nos pouvoirs et de filer d’ici, suggéra Bertram en baissant la voix.
– Tu n’as pas vu Kor Mehtar ? objecta l’Apprenti. Il a tout de suite compris que nous étions de la Guilde, et ça n’a pas eu l’air de lui faire peur. On dit partout que c’est un grand magicien… Non, je pense qu’il faut attendre… Voyons comment ça va tourner, et comportons-nous en invités polis.
On apporta de grandes cruches de vin, avec lesquelles on remplit leurs gobelets en étain. Puis on servit un ragoût épais et sombre. Les Korrigans montaient sur la table pour les servir, et leurs petits sabots de fer claquaient sur le bois dur des planches.
– Le vin est délicieux, apprécia Gontrand en faisant claquer sa langue. Il a un goût de figue.
– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? s’inquiéta Coralie en se penchant au-dessus de son assiette remplie d’une nourriture peu appétissante.
– Tu n’as qu’à goûter, répondit Romaric en y plongeant sa propre cuillère et en la portant à sa bouche. Pouah ! fit-il aussitôt en faisant une horrible grimace et en devenant tout rouge : faites gaffe, ça a le goût de moisi, et en plus, c’est atrocement poivré !
Sur son trône, Kor Mehtar semblait bien s’amuser.
– Ces Korrigans sont incorrigibles, soupira Guillemot. Ils sont gentils et cruels à la fois. Le vin est délicieux et la nourriture est infecte. C’est là tout leur sens de l’humour…
– Eh bien, moi, s’étouffa Bertram qui avait goûté à son tour l’infâme brouet, ça ne m’amuse pas du tout !
Je n’ai jamais mangé quelque chose d’aussi mauvais ! Même à Gifdu ! C’est une honte, une injure, un affront ! Devant leur air catastrophé, le roi s’exclama, hilare :
– Alors mes amis, avais-je menti ?
N’est-ce pas que je vous reçois
Comme des rois ?
Rouge d’indignation, Bertram se leva et foudroya Kor Mehtar du regard.
– Ne fais pas l’idiot ! supplia Guillemot. Rassieds-toi !
Mais Bertram, déterminé, prit la parole avec virulence, avant de s’emmêler dans la langue compliquée des Korrigans et de bafouiller :
– Kor Mehtar, vieux gredin,
Ce n’est franchement pas malin
De faire des blagues pareilles à vos invités…
– Et c’est pour moi très difficile, d’entendre notre langue sacrée
Écorchée par un imbécile ! dit le roi qui avait perdu son sourire.
– Pardonnez-lui, ô Majesté, intervint Guillemot en se levant à son tour, tandis que Bertram, déconfit, se faisait tout petit sous le regard sévère d’Ambre et de Romaric.
Le korrigani est une langue malaisée…
– Toi, mon garçon,
Qui parles comme un Korrigan
Présente-moi tes compagnons.
Qui sont mes hôtes du moment ? demanda le roi.
– Tous nous venons d’en haut, commença Guillemot en s’appliquant,
Bertram est le nom de l’idiot.
– Mais je… s’offusqua Bertram avant qu’Ambre ne lui écrase le pied.
– Ambre et Coralie, les jumelles,
Sont la jolie et la belle, continua Guillemot qui suait à grosses gouttes dans son effort pour parler korrigani.
Gontrand est le grand brun,
Romaric est mon cousin.
Agathe…
–… Ressemble à une patate, ne put s’empêcher de lui souffler Ambre.
– Heu… est celle qui n’a pas de natte, conclut Guillemot en s’épongeant le front.
Quant à moi Sire,
Je suis Guillemot pour vous servir.
Le roi, qui avait écouté Guillemot avec une attention polie, se dressa aussitôt sur son trône.
– Guillemot dis-tu ?
L’Apprenti élu ? insista-t-il, dans un sourire qui illumina son visage sombre mangé par les poils.