– Rien, répondit Agathe en haussant les épaules. Tout de même, il faut que je sois folle pour m’accrocher comme ça à cet Apprenti Sorcier qui porte vraiment la poisse ! La première fois, à cause de lui, je me suis fait enlever par des Gommons et une brute puante m’a traitée comme une esclave pendant des semaines. Et maintenant, me voilà aux mains des Korrigans et de leurs jeux débiles ! Si encore j’avais un partenaire valable, capable d’aligner trois mots sans dire n’importe quoi…
– Bon, je te laisse la question, alors, conclut Bertram, penaud, sous les sourires narquois d’Ambre, de Gontrand et de Romaric
Un Korrigan, coiffé d’un chapeau bleu, s’avança en bombant le torse. Kor Mehtar jubilait, perché sur son trône de pierre. Le Korrigan au chapeau bleu s’inclina devant le roi puis s’adressa aux jeunes gens :
– Chère bande de pitres,
Je serai votre arbitre !
– Eh bien, c’est pas gagné… murmura Ambre à l’oreille de Gontrand.
– Que les intellectuels s’approchent du roi,
Que les autres restent cois ! continua l’arbitre qui gesticulait théâtralement et parlait d’une voix forte.
Coralie, toute tremblante, Agathe, traînant les pieds, et Gontrand, sifflotant, rejoignirent le trône, à côté duquel les attendait Guillemot.
– Courage Coralie, ça va aller, l’encouragea Guillemot qui reçut en réponse un sourire crispé.
Le Korrigan qui faisait l’arbitre s’adressa alors à Ambre, Romaric et Bertram, restés seuls au milieu de la piste.
– Quel athlète se sent assez malin,
Pour jouer avec ses mains ?
– Je suis plutôt adroit, annonça Bertram aux autres en agitant ses doigts. La manipulation des Graphèmes…
Ambre et Romaric se regardèrent, sceptiques, avant de se résigner. De toute façon, chacun d’entre eux aurait droit à une épreuve.
– D’accord ! Vas-y…
Bertram avança d’un pas.
– Voilà donc le téméraire,
Qui va mordre la poussière !
Le commentaire de l’arbitre fit rire aux larmes l’assistance.
« On se moque de nous, se dit Guillemot en serrant les poings de rage. Les jeux sont sûrement truqués ! »
Comme pour donner raison à Guillemot, l’arbitre expliqua à Bertram, stupéfait, qu’il devait faire le tour de la grotte en marchant sur les mains, et sans tomber. Ambre et Romaric étaient catastrophés ; seule la jeune fille aurait été capable de cet exploit !
– Au prochain tour, marmonna Ambre, on aura intérêt à bien réfléchir !
Bertram adressa un regard désespéré à ses compagnons.
Puis il s’encouragea mentalement : « Bertram, mon vieux, tu vas te vautrer, mais ton honneur est en jeu ! Tu dois au moins essayer ! »
Il abandonna avec regret sa sacoche et ôta son manteau. Puis il posa les mains sur le sol et, lançant ses jambes en l’air, entreprit de chercher son équilibre. Quand il l’eut enfin trouvé, il s’élança sur le sable de la piste.
– Il a tout de même un certain courage, reconnut Romaric.
– C’est ce qu’on appelle aussi du culot, précisa Ambre. Mais tu as raison, cet empoté a finalement un bon fond !
Sous les encouragements de ses amis, Bertram parvint à progresser d’une dizaine de mètres, puis il s’effondra au sol, à la grande joie des Korrigans.
– Je suis désolé… soupira Bertram à l’intention d’Ambre et de Romaric.
Le Sorcier s’épousseta.
– Tu as fait ce que tu as pu, le consola l’Écuyer qui lui tapota amicalement l’épaule.
– Et ce n’était pas si mal, dit Ambre en lui accordant son premier sourire.
Puis ils se tournèrent en direction du trône.
– Qui viendra au secours,
De ce balourd ? s’enquit le roi.
– C’est moi,
Monsieur le roi, répondit Agathe en jetant sur Kor Mehtar un regard lourd de mépris qui ne l’affecta pas le moins du monde.
– Alors jeune effrontée, réponds au maître du palais :
Un mendiant et sa fille
Voyagent avec un roi et sa femme gentille,
Et ils ne sont que trois.
Pourquoi ?
Agathe comprenait à peu près le korrigani, comme tous les collégiens d’Ys, mais Guillemot traduisit quand même la devinette, pour être sûr qu’elle avait bien compris. Agathe se mit à réfléchir.
« C’est facile ! pensa très fort Guillemot. J’espère qu’elle ne va pas se laisser égarer par le mendiant et le roi ! Bon sang, il faut que je l’aide… »
Le plus discrètement possible, Guillemot forma dans un Mudra, avec ses doigts, le Graphème de la Torche, Kenaz, qui stimulait la créativité. Puis il l’envoya sur Agathe.
Il ne se passa rien. Agathe, qui réfléchissait toujours, semblait en proie à l’incertitude.
« On dirait que Kenaz ne fonctionne pas, s’étonna Guillemot en lui-même. Ça alors ! J’espère que ça ne veut pas dire que les Graphèmes n’agissent pas en territoire korrigan ! Ce serait une catastrophe… »
Le roi s’impatienta :
– Tu en mets du temps !
Qu’as-tu à répondre au roi des Korrigans ?
Heureusement, la jeune fille eut la présence d’esprit de s’exprimer en français, laissant le soin à Guillemot de transcrire sa réponse en korrigani.
– Ils sont trois parce que le roi et le mendiant sont une seule et même personne, expliqua Agathe d’une voix assurée. En effet, celui qui mendie et qui ne possède rien, donc qui n’est pas esclave de ses besoins, est son propre roi ! Le roi-mendiant voyage donc en famille, avec sa femme et sa fille !
– Ce que m’a dit mon amie à voix basse, traduisit Guillemot sans se troubler et en souhaitant de toutes ses forces que Kor Mehtar ne parle pas la langue d’Ys,
Ô grand souverain perspicace,
C’est que la fille du déshérité
Est aussi femme du roitelet.
Le roi, le mendiant et sa fille
Sont donc unis tous trois, dans une même famille !
Agathe pâlit en comprenant qu’elle avait fait fausse route et qu’elle aurait pu, sans l’intervention de Guillemot, provoquer leur perte à tous. Mais elle parvint à faire bonne figure au roi qui l’observait d’un air soupçonneux et renfrogné. L’arbitre guetta un signe de Kor Mehtar. Dès qu’il l’eut, il bondit de nouveau au centre de la caverne.
– Vous avez eu une chance incroyable !
Mais la deuxième épreuve sera plus redoutable...
XXX Mauvais pas
Le Korrigan au chapeau bleu savourait l’anxiété qu’il lisait sur les visages d’Ambre et de Romaric. Il reprit :
– Dites-nous donc mes enfants,
Qui de vous deux maintenant,
Se sent la jambe assez légère,
Pour se porter volontaire ?
– Pas de précipitation, prévint Ambre. Réfléchissons : que peut bien signifier la jambe légère ?
– Il va nous faire courir à cloche-pied ? Jongler avec un ballon ? Nous faire danser le french-cancan ? Comment savoir ! s’énerva Romaric.
Tandis qu’Ambre et Romaric, avant de décider lequel d’entre eux affronterait la deuxième épreuve, tentaient de deviner en quoi elle consisterait, Agathe, près du trône, se laissait réconforter. Coralie lui avoua qu’elle-même n’aurait pas trouvé la bonne réponse, et Gontrand loua sa bonne idée d’avoir répondu en français.