— C’est parfait. Avec du fromage de la religion ? Ah, pardon, de la région ? A cause de votre délicieux accent j’avais mal entendu. Bravo ! Vu l’heure tardive, nous boirons du champagne, réservant le malicieux bourgogne rouge pour demain. Un magnum de Dom Pérignon, s’il vous plaît !
Et c’est ainsi que nous nous retrouvons en tête à tête dans une chambre somptueuse : lit à baldaquin, surélevé, armoires pointes de diamant, chaises os de mouton, table à piétement croisé, cheminée monumentale où murmure un feu de bûches. Une fois le verrou tiré, une bouffée d’un sauvage bonheur m’investit. Si je m’écoutais, je saisirais mon adorable compagne dans mes bras puissants et la porterais jusqu’au lit. Mais non : calmos, Antoine. Ce qui différencie une pute à cinq cents pions de la femme qui te donne envie de pleurer d’amour, c’est le temps que tu prends avant de les sauter.
Autre chose qu’elle a de sympa, Rosette : elle mange. Sans gloutonnerie, je te rassure, mais avec un tranquille appétit. Les œufs aux truffes étant chauds et pas la terrine, c’est par eux que nous attaquons notre dînette. Le champ’ est somptueux. Nous nous tenons la main gauche en clapant. Elle possède de jolis doigts, la laborantine. Je ne lui fais même pas parler de sa vie, ni ne lui raconte la mienne. L’amour, c’est au présent. On peut envisager l’avenir, mais le passé on s’en torche, rappelle-toi toujours bien de ça, p’tit pote. Archicons sont les foutriquets qui évoquent leur vie passée devant une conquête nouvelle. Quoi que tu lui narres, ça la fera automatiquement chier, sois-en certain. Que ton existence eût été belle ou moche, dramatique ou paradisiaque, elle s’en fout comme de son second tampax (le premier, elle peut en avoir conservé le souvenir).
La seule chose qui l’intéresse, ta récente équipière, c’est « tout de suite ». Si tu l’as belle et sais t’en servir. Si tu es un bon coup, quoi ! Ta manière de comporter au plume, post coïtum : tendre et romantique ou bien rude et rentrant chez toi ? Que tu aies eu l’enfance de Cosette chez les Thénardier, que tu aies baisé Miss Monde ou la marquise de Sévigné, elle veut pas le savoir, ta Poupoune. Elle pense à travers sa culotte, tu piges ?
Moi, sachant bien ma leçon sur la vie, je lui en déverse comme quoi elle mobilise tout ce qui existe en moi : corps et esprit ; âme aussi, cet esprit de l’esprit. Je lui rends compte de mon émotion quand je l’ai découverte dans sa blouse blanche, devant avec un microscope dans la force de l’âge. Cette odeur infiniment délicate de petit mammifère duveteux et de framboises sur branche, parfum de violettes en train d’éclore, parfum de rosée qui s’évapore au premier soleil dans l’air salubre du petit matin. Tout ça… Elle est embarquée, Rosette. Floue. Un Seurat !
Notre bouffement achevé, je pousse la table roulante dans le couloir. Quelle superbe demeure ! Plafonds à la française, tableaux de petits maîtres hollandais sur les murs, tapis, coffres-banquettes…
July I est-elle venue ici ? Si oui, s’y trouve-t-elle again ? C’est pour éclaircir ce point capital que je suis là.
Selon ce que j’ai pu entrevoir en m’inscrivant à la réception, cette demeure ne doit pas héberger une vaste clientèle. Elle est de dimensions relativement modestes et il y avait peu de voitures au parking. Deux méthodes pour me rencarder : questionner le personnel ou faire du « porte-à-porte à ma manière ». La première risque d’alerter, la seconde de me faire poirer en flagrant du lit. L’une comme l’autre est donc condamnable, alors une troisième pointe sous ma bigoudaine : attendre et observer les ailles, à la salle à manger ou ailleurs.
Je devrais me résoudre à cette dernière solution, pour sa prudence. Seulement je suis un homme bouillonnant d’une éternelle impatience. T’as des types, style Mitterrand, qui laissent pourrir la situation et qui cultivent l’avenir grâce à cet humus. Faut avoir pour cela un self-control à tout crin.
Je rentre dans ma chambre somptueuse. Rosette s’explique avec la savonnette de la salle de bains. Je n’ai même pas laissé à la pauvrette la possibilité de se munir d’un vêtement de nuit et de sa brosse à chailles. Ç’a été l’enlèvement au sérail pur et simple.
Va-t-elle dormir tout habillée, ou bien en petit slip et combinaison ? Mais en porte-t-elle une ? C’est tellement dépassé, de nos jours ! Ça fait tellement popote, tellement ringard !
Dois-je lui proposer le lit et me lover sur la banquette inconfortable, ainsi qu’il est de mise dans toutes les comédies américaines où, immanquablement, les deux protagonistes font dodo à part au début et se retrouvent enchevêtrés le matin ?
Mais elle apparaît et je cesse de me poser de puériles questions. Elle est nue, entièrement, totalement nue. Nue comme au jour de sa naissance, mais beaucoup plus appétissante, j’en suis sûr !
Elle se coule dans le plumard de majesté et se met à examiner le motif peint sur le bois du ciel de lit, que ça représente un couple fringué XVIIIe (siècle, pas arrondissement) assis côte à côte sur une nacelle enrubannée. Le garçon apprend à la fille à jouer de la flûte, ce qui, mine de rien, est suggestif, je trouve ; et hardi, pour l’époque.
A peine a-t-elle fini de contempler la charmante scène que me voilà, également dépiauté, à son côté.
J’éteins la lumière. Juste un rai parvient du couloir, because ces portes anciennes joignent plus ou moins. Je me mets contre Rosette, un bras passé par-dessus sa poitrine, un autre lui servant de second oreiller.
Elle chuchote :
— J’aimerais que…
— Je sais, lui dis-je, sois tranquille.
Et voilà, on est lèvres à lèvres sans broncher. Je gode en sourdine, pas du tout façon taureau. La bête est assoupie en nous. C’est le cœur qui vibre d’un délicat enchantement, comme l’écrit si bien Robbe-Grillet dans « La Neige sur les pas perdus sans laisser d’adresse », œuvre qui lui a valu le Nobel des déménageurs de pianos, l’an passé.
On s’embrasse doucement, longuement, sans remuer autre chose que la langue et les paupières. Et puis un sommeil enchanteur se faufile dans la chaleur de nos corps enlacés (et ça c’est de Madame Marguerite Duras dans « Momone Jeune fille »). Nous ne sombrons pas dans l’inconscience, au contraire : nous nous élevons jusqu’à elle. C’est démoniaquement pur, abominablement doux.
A un moment donné (car il s’agit d’un acte gratuit), j’ai conscience que ma bite roide est emmitoufflée de ses duvets royaux. Si elle y est, qu’elle y reste ! Et qu’elle n’en sorte plus, la digue, la digue…
Je t’ai déclaré, avant de me pieuter, que j’avais assuré le verrou, n’est-ce pas ? Aussi, quel n’est pas mon émoi lorsque je m’éveille en sursaut avec la notion d’une présence étrangère dans la pièce.
Un imperceptible bruit provient du coin de la chambre où j’ai jeté mes fringues sur les bras d’un fauteuil compatisseur. Le glissement, c’est celui d’une paluche dans mes vagues[7]. Ma mornifle qui réagit.
Voilà que je trouve farce un culot aussi phénoménal. Faut la santé pour s’introduire dans la carrée d’un couple afin d’explorer ses profondes. Note qu’il reste des pros de grande envergure, au style époustouflant. Celui-ci en est un. Son hic c’est de tomber sur un gazier doté d’un radar auquel rien n’échappe.
Je ne bronche pas, tu penses. Le jeu consistant à me montrer plus silencieux encore que l’intrus. J’échafaude une intervention. Si je cherche la poire électrique, ce simple geste lui donnera l’alerte. Non, non, mon Antoine, la surprise (en anglais : the surprise). Je guigne dans l’incomplète obscurité ; le fameux rai de lumière a fini par prendre de l’importance et jette un halo ténu dans la chambre. Le « rat d’hôtel » est placardé derrière le dossier du fauteuil et fouille mes sapes depuis cette planque.