Выбрать главу

Quand Flanagan revint au Centre de cancérologie, tiraillée par une cuisante douleur sous la compresse et le sparadrap avec lequel on avait recouvert le point de piqûre, elle prit place dans une salle d’attente au milieu d’une douzaine d’autres femmes. Certaines étaient venues avec leurs compagnons, des hommes anxieux, mal à l’aise, ou bien avec une mère, une sœur, ou une amie. Flanagan, assise seule, eut soudain honte de n’avoir personne.

Une infirmière l’appela, puis la conduisit dans le cabinet du Dr Prunty. À la porte, elle demanda : « Vous n’êtes pas accompagnée ? »

Flanagan secoua la tête, refusant de voir la pitié sur le visage de l’infirmière.

Sur le bureau du Dr Prunty, elle remarqua la boîte de mouchoirs en papier d’où s’échappait le premier, telle une fleur vaporeuse attendant d’être cueillie.

Je ne vais pas pleurer, pensa Flanagan. Un ordre donné à la petite fille effrayée qui vivait encore en elle, malgré toutes les horreurs et les saletés dont elle avait été témoin.

L’infirmière s’assit à côté d’elle et lui prit la main. Flanagan eut envie de la retirer, elle n’avait pas besoin qu’on la dorlote, mais elle demeura parfaitement immobile, sans même un tressaillement.

« Les résultats indiquent un C5 », dit le Dr Prunty.

L’infirmière lui serra les doigts.

« Un C5 ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Le Dr Prunty ne cilla pas. « Une grosseur maligne. C’est un cancer.

— Vous en êtes sûr ?

— Absolument certain. »

Flanagan n’écouta pas la suite.

Le médecin parla de diagnostic précoce, de stades, de grades, de taux élevés de survie, de chirurgie, de planning, de radiothérapie, de chimiothérapie, d’options, de possibilités, de scénarios. La chaîne des chirurgiens, radiologues, spécialistes, qui se passeraient Flanagan comme un paquet dans un jeu d’enfants. Elle n’entendit presque rien.

Lorsqu’il eut terminé, Flanagan retira sa main que tenait l’infirmière et se leva. Elle avait la chair de poule, depuis le cuir chevelu jusqu’à la plante des pieds.

Le Dr Prunty griffonna sur un bloc-notes. « Dès lundi, je vous aurai calé un rendez-vous avec le chirurgien. Ne vous inquiétez pas, la grosseur sera enlevée d’ici une quinzaine de jours.

— Ne vous inquiétez pas ? » répéta Flanagan.

Il leva les yeux. « Notre système de santé fonctionne encore très bien, quand c’est vraiment important.

— Ne vous inquiétez pas ? » dit-elle encore.

Le médecin se tourna vers l’infirmière. « Colette va vous trouver des petites choses à lire, qui vous aideront sûrement. Je vous recontacte lundi. »

Il lui adressa un sourire sans joie. L’infirmière ouvrit la porte, la prit par le bras pour l’entraîner dans le couloir et referma le battant.

« Nous avons une équipe de soutien psychologique, dit l’infirmière en posant une main sur son épaule. Si vous souhaitez un entretien. »

Flanagan s’écarta. « Non. »

L’infirmière lui emboîta le pas. « Alors, je peux vous donner des brochures, des numéros de téléphone, et… »

Flanagan s’éloignait déjà. « Non, s’il vous plaît, laissez-moi tranquille.

— Madame Flanagan… »

Elle ne se retourna pas, fonça tête baissée dans les couloirs, traversa le hall, franchit les portes, et, dans la rue, se mit à courir, haletant lorsqu’elle grimpa l’escalier du parking et déboucha à l’étage supérieur, en plein air, sous le ciel gris de Belfast. Elle se précipita vers sa Volkswagen Golf en appuyant sur sa clé, ouvrit la portière et s’assit au volant.

Le silence, comme dans une église vide.

Ses mains tremblaient violemment. Elle les plaqua contre sa bouche. Les enfants. Mon Dieu, les enfants. Comment allait-elle leur annoncer ?

On n’en meurt pas forcément. Elle l’avait lu des milliers de fois sur les sites Internet qu’elle parcourait depuis une semaine. Ça se soigne. Je peux survivre. Je survivrai.

Du calme. Reste calme.

Flanagan ferma les yeux, baissa les mains, et prit une profonde inspiration. Elle percevait maintenant le bourdonnement et les échos assourdis de la circulation. Ouvrant les yeux, elle ramassa sa clé qu’elle avait laissé tomber sur le plancher, la mit dans le contact. Se rappela alors le ticket du parking dans sa poche.

Elle avait oublié de payer à la caisse.

« Merde. Putain, merde. »

La colère jaillit, un brasier aveuglant, un torrent. Elle hurla toutes les grossièretés qu’elle connaissait, abattit ses poings sur le volant en déclenchant le klaxon, maudit un dieu universel, frappa le pare-brise de ses paumes.

Puis la rage s’effaça, laissant place à un vide glacé, un accablement de tout son être.

Lorsqu’elle se fut ressaisie, après être retournée payer à la caisse, elle partit pour la maison de Deramore Gardens. Où le corps de la femme gisait toujours.

Son travail l’attendait.

20

Ida Carlisle était assise en silence, seule, dans le joli salon, celui qui s’ornait d’une moquette claire, avec un canapé et des fauteuils tendus de soie, et pas de télévision. Si elle avait eu un jour des petits-enfants, ils n’auraient pas été autorisés à y pénétrer. Cette pièce-là était réservée aux visiteurs importants.

Graham avait acheté la maison peu après la naissance de Rea. Située dans une impasse, à proximité de Balmoral Avenue, code postal BT9, là où habitaient les gens qui faisaient des chichis, comme aurait dit la mère d’Ida. Une belle construction des années 1930, avec un garage indépendant et une allée, cinq chambres si l’on comptait celle qui servait de bureau à Graham, deux salons et une salle à manger. Ida avait éprouvé un délicieux frisson la première fois qu’ils l’avaient visitée plus de trente ans auparavant, à l’idée qu’ils pouvaient s’offrir pareil luxe. Élever leur fille dans un tel confort.

Et tout ça pour rien.

Depuis qu’elle était revenue, une heure et demie plus tôt, Ida se tenait les mains jointes dans son giron, encore vêtue de son manteau boutonné par-dessus sa chemise de nuit. Le téléphone n’avait pas cessé de sonner. Elle avait éteint son portable, mais le fixe lançait les trilles ininterrompus d’un oiseau en proie à l’affolement. Les journaux. Les stations de radio. La télévision. Ils avaient tous le numéro, à l’affût du moindre commentaire, d’une éventuelle opinion que Graham Carlisle pourrait émettre. À présent, ils grattaient à la porte comme des chiens affamés, attirés par l’odeur du chagrin.

Des goules. Tous.

L’inquiétude s’était emparée d’Ida à vingt-trois heures, la veille. Elle avait appelé le portable de Rea cinq ou six fois, laissé trois messages, et toujours pas de réponse. L’une de ses colocataires avait décroché le fixe et déclaré d’une voix ensommeillée que Rea n’était pas dans sa chambre, qu’on ne l’avait pas vue de toute la soirée. D’après Graham, elle était tout simplement en train de faire la java quelque part, mais leur fille ne se livrait plus à ce genre de sorties depuis des années.

Aussi, à une heure du matin, alors que Graham dormait, Ida était descendue, avait glissé ses pieds dans des chaussures, enfilé son manteau par-dessus sa chemise de nuit, et pris sa voiture.

Silence et obscurité régnaient autour de la maison de Raymond. Quand Ida aperçut la petite Nissan de Rea garée le long du trottoir, elle faillit rebrousser chemin. Mais elle s’arrêta, éteignit le moteur, et sortit.