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Lennon se sentait la langue pâteuse, l’esprit embrumé. « Dites-moi qui vous êtes sinon je raccroche.

— Nous avons une connaissance en commun, déclara la voix qui tremblait imperceptiblement. Ou avions, devrais-je dire plutôt.

— Je raccroche.

— Rea Carlisle. »

Lennon garda le téléphone à l’oreille. Écouta. Une inspiration, légèrement voilée.

« Il y avait votre numéro dans son téléphone. Elle vous a appelé la veille. »

Lennon déglutit. L’alcool et les antalgiques ralentissaient ses pensées. « C’est juste.

— Vous lui avez pris quelque chose ?

— Comme quoi ?

— Une photo.

— Peut-être. Ou peut-être pas.

— Je crois que oui. Vous l’avez montrée à quelqu’un ?

— Peut-être. Ou peut-être pas.

— Pourquoi tant de cachotteries ?

— Parce que je ne sais pas qui vous êtes.

— Si, vous le savez.

— Vous avez tué Rea, dit Lennon.

— Peut-être. Ou peut-être pas. Vous voyez, moi aussi, je peux être cachottier. Il est possible que je vienne vous reprendre la photo.

— Faites donc, dit Lennon. J’aimerais vous parler. »

Encore une inspiration, un rire forcé. « Vous êtes policier ?

— Peut-être. Ou peut-être pas.

— Vous parlez comme un policier.

— Au revoir, Jack. Je ne vous contacterai plus.

— Attendez… »

Trois tonalités, puis le silence.

Lennon avait plus que jamais envie d’une cigarette.

La photo, trouvée par Rea dans le registre. Un registre que l’inconnu détenait sûrement maintenant. Lennon se représenta une silhouette, les contours d’un homme au cœur de l’ombre, penché sur des pages qui parlaient de sang et de vies perdues depuis longtemps.

Fils électriques
Décembre 2002

Je rêve de fils électriques.

Chaque fois que je ferme les yeux avant de m’endormir, je les sens partout sur moi, en moi, dans mes veines, mon cœur et mon cerveau. J’ai de l’électricité à la place du sang. Je rêve que je parcours le monde, des éclairs fusent au bout de mes doigts, par mes yeux, par ma bouche. Je crache des arcs de lumière aussi chauds que le soleil. Mes pieds font jaillir des étincelles, envoient dans la terre le courant qui m’irradie.

Une année, à Noël, quand j’étais enfant, je suis allé seul au cinéma et j’ai vu un film à propos d’un homme qui souhaitait ne jamais être né. Un ange exauçait son vœu et lui montrait le monde tel qu’il serait sans lui. Au début du film, quand l’homme était jeune, il avait promis à une fille de lui donner la lune. Elle la mangerait, disait-il, et les rayons lui sortiraient par les doigts, les orteils, et les cheveux.

Je me suis dit que je pourrais faire la même chose. Mais je savais bien qu’il m’était impossible d’attraper la lune. Ce qui lui ressemblait le plus autour de moi, c’était le lampadaire du salon. Un long pied en bois, avec une ampoule et un abat-jour en tissu. Peut-être que si je pouvais manger la lumière, des rayons sortiraient de moi comme de la fille dans le film.

Il n’y avait personne quand je suis rentré à la maison. J’ai allumé le lampadaire, je l’ai observé pendant un moment, puis je me suis hissé sur une chaise et j’ai mis la main dans l’abat-jour, pour prendre l’ampoule. Ça brûlait. J’ai retiré ma main, la peau me piquait. J’ai sorti un mouchoir de ma poche, je m’en suis fait un gant, et j’ai réessayé. Bien sûr, quand j’ai enlevé l’ampoule, elle s’est éteinte, privée d’alimentation.

Je l’ai remise en place et j’ai réfléchi. La lumière n’était pas le pouvoir lui-même, mais seulement sa manifestation. Le pouvoir se trouvait dans les fils électriques. Quand j’ai vu le câble qui reliait le pied du lampadaire à la prise, j’ai compris que là, dans ce mince serpent, étaient contenus tous les éclairs que je pouvais manger. Il me suffisait de le fendre, de le mettre dans ma bouche, et d’avaler.

Je suis allé chercher les gros ciseaux dans la cuisine. De longues lames, le froid du métal au contact de mes doigts. Le câble était entouré de tissu tressé que les ciseaux ont facilement découpé. J’ai eu plus de mal avec le plastique en dessous. Il m’a fallu appuyer fort. Mes paumes transpiraient. Je me rappelle la sensation quand les lames ont rencontré la dureté du fil.

Et puis, comme quelqu’un qui me frappait en pleine poitrine, avec une telle force que j’ai été projeté à l’autre bout de la pièce. Tout est devenu noir dans la maison, et en moi aussi.

Je ne sais pas combien de temps après je me suis réveillé. J’étais persuadé d’être devenu aveugle. Mais je me trompais. Le disjoncteur du circuit principal avait sauté au rez-de-chaussée lorsque j’avais coupé le câble. Des cloques s’étaient formées sur la paume de ma main droite, qui tenait les ciseaux. Mon bras m’élançait. Mon cœur battait à grands coups, si fort que j’en avais la nausée.

Mais j’étais vivant. Dans le noir, j’ai fermé les yeux. Je me suis concentré pour visualiser mentalement les éclairs au bout de mes doigts. Le jaillissement d’étincelles qui pulvérisait tout ce qu’il touchait.

Pas d’éclairs. Pourtant, je sentais le pouvoir, stocké en moi comme une pile. Je l’ai toujours avec moi. Ce qui me donne la force de vivre avec moi-même.

24

Lorsque Ida ressentit enfin le besoin pressant de se lever, la pièce était devenue froide et sombre. Le soleil y entrait l’après-midi, quand il y en avait, et dansait sur le joli papier peint jaune. Pas de soleil maintenant.

Elle s’approcha de la porte vitrée, posa les doigts sur la poignée, et, brusquement, se figea : elle se revoyait traverser le vestibule, gagner le pied de l’escalier et crier à Rea de baisser sa musique. Sa fille était encore adolescente, avec toute la vie devant elle. Des jours, des semaines, des mois, des années, des décennies. Alors qu’il lui en restait si peu à vivre.

Les jambes coupées, Ida s’appuya contre le battant, sentit le verre froid contre sa joue humide. Elle ne bougea plus, les yeux fermés, le temps de laisser passer l’étourdissement.

Lorsqu’elle sortit enfin du salon, elle se tourna vers la cuisine. Porte fermée. Elle distinguait une silhouette à travers le panneau en verre cannelé. Voûtée comme celle d’un vieil homme. Mais c’était un vieil homme, non ? Il aurait déjà dû être grand-père.

Elle ouvrit la porte. Un vaste espace pour accueillir un grand piano de cuisson en fonte à une extrémité, une table et des chaises de l’autre côté, des placards habillés de bois massif, et, aux murs et au sol, des carreaux importés d’Italie. Refaite deux fois depuis leur installation. C’était la pièce dont elle avait été la plus fière dans sa maison, autrefois, quand elle se souciait de ce genre de choses. Plus maintenant.

Graham était assis à la table, avec un verre et la bouteille de whisky. Aux deux tiers vide. L’odeur de l’alcool planait dans l’air. Il ne releva pas la tête. Son téléphone était posé devant lui, silencieux pour une fois.

Ida dit : « Nous l’avons tuée. »

Graham prit le verre, but une gorgée, et toussa. Il s’essuya les yeux du revers de la main.