Flanagan recula contre le dossier de sa chaise, lâchant les doigts d’Ida. « Pardon ?
— Je le vois sur votre visage, dit Ida. Dans vos yeux. Votre manière de marcher. Il y a quelque chose qui vous pèse. »
Flanagan battit des paupières. Elle respira par courtes saccades, la poitrine agitée. Son regard tomba.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Ida. Moi, je suis là à vous raconter les pires choses que je pourrais imaginer dire à quelqu’un. Pourquoi vous, vous garderiez vos secrets ? »
Flanagan releva les yeux.
« J’ai un cancer. »
Trois mots, laids et crus, à l’image du mal lui-même. Flanagan plaqua une main sur ses lèvres comme pour repousser l’aveu dans sa bouche, pour ravaler les mots et empêcher qu’ils aient été prononcés.
« Quel genre de cancer ? »
Flanagan luttait pour ne pas pleurer. « Je suis désolée. Je n’aurais pas dû vous dire ça. Ce n’est pas à vous de vous inquiéter.
— Quel genre ? » demanda encore Ida.
Pause, grande inspiration. « Cancer du sein. De type malin, selon le médecin.
— Oh, ma pauvre. C’est opérable ?
— La tumeur va être enlevée dans quinze jours. Il a parlé aussi de radiothérapie et de chimiothérapie. D’après lui, les chances de survie sont meilleures qu’elles ne l’ont jamais été. Mais… »
Ce fut le tour d’Ida de lui prendre la main. « Mais vous êtes terrifiée.
— Je ne veux pas quitter mes petits. »
Flanagan s’effondra en un million de morceaux qu’elle était incapable de rassembler.
Ida vint s’asseoir près d’elle. Elle entoura de ses bras la policière et la berça, sentit ses larmes tièdes contre sa propre joue, tandis qu’elle lui murmurait : « Oh ma chérie, mon cœur… »
33
La femme d’Uprichard ouvrit la porte, une main serrée sur son peignoir à la hauteur de sa poitrine. Clignant des yeux dans l’étroit espace qu’autorisait la chaîne de sécurité, elle détailla les bleus et les entailles sur le visage de Lennon en essayant de se rappeler où elle l’avait vu.
Il aurait pu lui dire qu’il était au mariage de sa fille quatre ans plus tôt. Lennon avait trop bu et s’était ridiculisé en draguant outrageusement une des demoiselles d’honneur. Uprichard l’avait pris à part pour lui suggérer gentiment qu’il était temps de rentrer chez lui.
Sans autre forme d’accueil, Mrs Uprichard se retourna et lança : « Alan ? Alan ! C’est pour toi. »
Uprichard s’assit en face de Lennon dans la cuisine. Une tasse fumante de café soluble était posée sur la table.
« Personne ne se couche à neuf heures un samedi soir, dit Lennon.
— Nous, si, quand je commence tôt le lendemain. Elle veut que tu sois parti demain matin. »
Lennon hocha la tête.
Uprichard avait vieilli. Ses cheveux grisonnants étaient ébouriffés autour de ses tempes. On voyait encore la marque de l’oreiller sur sa joue.
« Qui t’a fait ça ? demanda-t-il en désignant la figure ravagée de Lennon.
— Kevin McKenna.
— Le neveu de Michael McKenna ?
— Bernie McKenna m’a pris ma fille. Je suis allé la récupérer. Kevin m’a tabassé dans la rue. »
Uprichard s’essuya la bouche. « C’est peut-être là qu’elle sera le mieux en ce moment. »
Lennon le dévisagea durement. Uprichard ne céda pas.
« Quoi, tu veux emmener une enfant en cavale avec toi ? Tu sais que je devrais appeler Flanagan, là, tout de suite. Ça peut me coûter mon boulot si elle apprend que tu es venu.
— Je sais. Et je te remercie. Tu m’as toujours soutenu. » Lennon saisit la tasse de café. « Tu n’as rien de plus remontant ?
— À ton avis ? »
Lennon sortit une plaquette d’antalgiques de sa poche. Un ce soir, un demain matin, et il n’en aurait plus.
« J’imagine que tu as une ordonnance, dit Uprichard.
— Quelque part… Tu as pu te renseigner, à propos de ce que je t’ai demandé jeudi ?
— Sur Graham Carlisle ? Apparemment, il était mouillé avec les paramilitaires loyalistes pendant sa jeunesse. Ce qui n’est pas inhabituel. Des tas d’hommes politiques ont les mains sales, d’une manière ou d’une autre.
— Mouillé, comment ?
— Je ne sais pas. J’ai une amie au Renseignement, et elle s’est refermée comme une huître quand je l’ai questionnée. Trop vite, et trop hermétiquement, si tu vois ce que je veux dire.
— Qu’est-ce que tu as entendu au commissariat ? Sur moi. Et sur Rea.
— Pas grand-chose. Flanagan tient son équipe, personne ne parle. »
Lennon but une gorgée de café, en regrettant que ce ne soit pas de la bière. « Pas grand-chose, ce n’est pas rien. »
Les mains croisées sur la table, Uprichard baissa les yeux. « Seulement qu’elle est convaincue que tu as tué cette femme.
— Elle n’a aucune raison de l’être. Elle va vite en besogne et cherche une proie facile, et il se trouve que j’ai croisé son chemin.
— Jack. » Uprichard se tortilla sur sa chaise.
« Quoi ? Vas-y, dis ce que tu as à dire.
— Il s’agit de l’inspecteur-chef Serena Flanagan. Pas d’un fumiste comme Jim Thompson. Elle est intelligente, elle a du métier, et elle est consciencieuse. Elle mène ses enquêtes mieux que toi ou moi, et elle ne balance pas ses accusations comme on jette une ligne de pêche. Cette femme-là ne pointe pas le doigt sur quelqu’un sans une bonne raison. »
Lennon posa brusquement sa tasse, trop fort. Un liquide brun foncé s’en échappa. « Tu me crois coupable ? »
Uprichard évitait son regard. « Ce n’est pas ce que je dis.
— Alors, qu’est-ce que tu dis ? »
Uprichard se leva. Son ombre s’étirait en travers de la table. Lennon la sentit sur sa peau.
« Il m’a appelé hier soir, tu sais ? reprit Lennon.
— Qui ?
— Le meurtrier de Rea.
— Tu l’as raconté à Flanagan ?
— J’ai essayé. Elle m’a raccroché au nez.
— Pourquoi ?
— J’avais bu. »
Uprichard montra la plaquette d’antalgiques. « En plus de ça ? »
Lennon haussa les épaules.
Uprichard secoua la tête. « Tu ne pourrais pas t’en passer, alors même que tu risques de tout perdre. Je ne t’ai jamais dit que j’avais un fils, hein ? »
Lennon releva les yeux. « Non. Jamais. »
— Gavin. Un gamin sacrément futé, il avait tout pour réussir. Il a commencé des études d’ingénieur à Warwick. D’après ce que je sais, il s’est mis à fumer du cannabis. Je ne me suis pas formalisé quand je l’ai appris. La plupart des jeunes y touchent, j’imagine. Mais pour Gavin, ça ne s’est pas arrêté là. Il a fini par être viré de la fac, il se shootait à l’héroïne dans la rue.
— Je suis désolé…
— J’ai essayé de l’aider. Il est parti à Birmingham, où il vivait à la dure. J’ai fait le voyage, je lui ai trouvé un programme de soins, une place dans un foyer. Mais il n’a pas tenu. Un mois plus tard, il était de nouveau à la rue avec une aiguille dans le bras. J’y suis retourné, pour tenter de le remettre sur pied. Cette fois, ça a marché six semaines. Et puis j’ai reçu un coup de fil, un soir, d’un commissariat de Walsall qui m’annonçait qu’il avait été arrêté dans un magasin. Il volait et revendait son butin.
« J’ai sauté dans un avion. Je l’ai sorti du commissariat, j’ai pris un congé de trois mois et je suis resté là-bas avec lui. Le juge ne l’a condamné qu’à une peine d’intérêt général, avec obligation de soins. J’ai accompli les démarches pour lui, j’ai tout arrangé. Je l’ai accompagné pendant le sevrage. Je lui ai loué un petit appartement, j’ai constitué son dossier auprès de l’aide sociale. On passait des heures assis dans sa cuisine, et on parlait comme nous parlons maintenant, toi et moi. Il pleurait toutes les larmes de son corps, il jurait sur la vie de sa mère qu’il ne toucherait plus jamais à l’héroïne, il promettait de se reprendre en main. »