Il s’assit, sous l’œil pénétrant de Flanagan. « D’où tirez-vous cette certitude ? » demanda-t-elle.
Uprichard croisa les mains sur son bureau. « Je l’ai vu hier soir.
— Où ? »
Il hésita un très court instant. « Chez moi. »
Flanagan se redressa dans son fauteuil. « Il est venu chez vous et vous ne l’avez pas signalé ?
— Il y a passé la nuit », dit Uprichard en soutenant son regard.
Flanagan sentit sa mâchoire se contracter, le sang battre à ses tempes. « Vous savez ce que vous risquez, n’est-ce pas ? Une carrière fichue. Vous êtes encore loin de la retraite ?
— Beaucoup trop loin, hélas. »
Flanagan se pencha en avant. « Expliquez-vous, si vous ne voulez pas que j’avise l’ACC.
— Jack et moi avons discuté hier. Pas beaucoup… Mais assez pour que je puisse juger de son état. Cet homme n’est pas un meurtrier.
— Il a tué un collègue il y a à peine plus d’un an, et…
— Un collègue corrompu qu’on avait payé pour le tuer, lui et la fille. Jack a pris trois balles dans le corps pour protéger une jeune femme séquestrée après avoir subi Dieu sait quelles épreuves…
— Une jeune femme qui était elle-même soupçonnée dans une affaire de meurtre. »
Le visage d’Uprichard s’empourpra. « Elle a tué un des sales trafiquants qui l’avait amenée à Belfast. Elle a essayé de lui échapper alors qu’il allait la violer. Si Jack ne l’avait pas aidée à s’enfuir du pays, elle n’aurait pas survécu un jour de plus. Il a failli mourir pour sauver cette fille. Il a bousillé sa carrière pour elle. Et vous allez me dire qu’il a explosé la tête de son ex-copine juste parce qu’elle a repoussé ses avances ? »
Flanagan sentit une chaleur lui envahir le cou et les joues. Elle ferma les yeux, respira fort pour contenir son exaspération, pour évacuer la colère comme de l’eau sale dans un évier. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Uprichard la dévisageait fixement. Il ne lui laissa pas le temps de parler.
« Quand j’ai quitté Jack dans ma cuisine hier soir, je lui ai dit qu’il devait être parti ce matin. Je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai réfléchi, j’ai examiné la situation sous tous les angles. Oui, il n’a pas toujours été le plus noble des hommes. Oui, sa présence chez elle joue en sa défaveur. Oui, il a touché le pied-de-biche qui l’a tuée. Mais ce ne sont que des preuves circonstancielles. Vous avez envoyé au labo tous les vêtements que vous avez pris dans l’appartement de Carrickfergus, n’est-ce pas ? Je suis prêt à parier ma maison qu’ils ne trouveront pas une seule goutte du sang de cette femme. Je connais Jack depuis ses débuts dans le métier. Je sais qu’on a parfois du mal à l’apprécier, mais je sais aussi qu’il a été blessé à deux reprises en venant au secours de quelqu’un. Et je sais qu’il n’a pas tué Rea Carlisle.
— Tout indique la culpabilité de Lennon. Tout. Les empreintes sur l’arme, le témoin qui l’a vu partir, son passé avec la victime.
— Qui essayez-vous de convaincre ? demanda Uprichard. Moi, ou vous-même ?
— Si vous étiez à ma place, vous l’accuseriez aussi du meurtre.
— Peut-être. Mais je me tromperais. Et vous vous trompez. Vous avez une conférence de presse ce matin. Allez-vous donner son nom ?
— J’y pense.
— C’est un sacré risque.
— Vous croyez que je l’ignore ?
— Non, vous me paraissez très sensée », répondit simplement Uprichard. Il se leva, attrapa le chiffon et retourna à sa plante. « De quel droit remettrais-je en question le jugement d’un inspecteur ? »
Flanagan rumina un moment avant de prendre congé. « Merci de m’avoir accordé de votre temps. »
Elle regagna la porte. Au moment où elle tendait la main vers la poignée, Uprichard ajouta : « Une chose à ne pas oublier, cependant. Il y a des gens ici à qui on peut faire confiance plus qu’à d’autres.
— Ah oui ? »
Flanagan lui jeta un regard par-dessus son épaule. Elle songea au dossier qu’elle avait découvert dans le placard de Susan McKee ; et qui, à la différence des autres effets personnels de Lennon, reposait à présent au fond d’un tiroir de son bureau.
« Absolument, dit-il en essuyant une feuille de la plante. À votre place, je me méfierais de ce que racontent certains. »
Elle hocha la tête. « J’en prends note. » Et elle partit.
37
Un deux-pièces dans le centre-ville. L’endroit sentait le parfum bas de gamme et le désinfectant, mais c’était propre. Roscoe Patterson resta debout à la porte du salon pendant que Lennon visitait les lieux. Portraits de nus aux murs. Mobilier en kit.
« Ça ira, dit Lennon.
— Tu parles d’une gratitude, lâcha Patterson.
— Ne t’inquiète pas, je te remercierai. Tu sais que je m’occupe toujours de toi. »
Patterson ricana. « Ça fait un bout de temps que tu t’es pas occupé de moi. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, tu ne peux pas faire grand-chose pour moi. Aux dernières nouvelles, tu es toujours suspendu. »
Lennon connaissait Roscoe Patterson depuis bientôt dix ans. Une relation strictement opportuniste, que ni l’un ni l’autre ne cherchait à approfondir plus que nécessaire. Patterson était respecté et craint parmi les milieux paramilitaires loyalistes mais, malgré son ancienneté, il ne s’était jamais vraiment soucié d’idéal ni de politique. Seul le profit motivait son appartenance au mouvement.
Roscoe Patterson excellait à gérer son équipe de prostituées. Il se montrait intraitable quant à leurs conditions de travail, ne tolérait aucune brutalité de la part des clients, et veillait à les rétribuer mieux que les autres proxénètes. En outre, il refusait toute association avec les femmes à qui cette vie était imposée de force ou avec ceux qui se mêlaient à un tel trafic.
De leurs conversations, Lennon avait déduit que Patterson, plutôt qu’un souteneur, se considérait comme un agent de réservation. Plus ses employées étaient contentes, plus il gagnait d’argent. C’était un calcul simple, et il n’aimait pas que survienne quelqu’un ou quelque chose qui perturbe ses affaires. Aussi avait-il partagé certaines informations avec Lennon, et avec d’autres, au cours des années. Si un rival devenait trop arrogant, ou malmenait ses filles au point de choquer les associations de défense des droits de l’homme, Patterson essayait d’arranger les choses en refilant des tuyaux à la police. L’autre solution aurait été de régler directement le problème, mais, malgré sa taille et son apparence physique, Roscoe Patterson ne recourait à la violence que s’il ne pouvait pas l’éviter.
Les rapports entre Lennon et Patterson avaient radicalement changé quand le souteneur transmit des informations concernant Lennon et la mère d’Ellen à Dan Hewitt, ce qui provoqua la mort de Marie McKenna. Bien que Patterson ignorât que sa trahison entraînerait pareilles conséquences, Lennon se sentait maintenant les nerfs à vif en sa présence, bouillant de colère et de haine. Si Patterson n’avait pas été si utile, il se serait bien passé de le revoir à tout jamais.
Alors, comment lui faire confiance à présent ? Impossible, vraiment. Sauf que Lennon lui avait infligé une telle dérouillée après sa traîtrise qu’il doutait que Patterson renouvelle l’expérience.
Lennon revint dans le salon. Deux horribles canapés toujours enveloppés de leur plastique de protection. La kitchenette n’avait guère servi.
« Qu’est-ce que tu as entendu d’autre ? » demanda-t-il.
Il traqua le mensonge sur le visage de Patterson. Le souteneur, dont le crâne rasé s’ombrait d’une repousse de quelques jours, demeura imperturbable, l’œil morne, sans rien trahir. Il s’affala sur le canapé dont le plastique fit entendre un bruissement.