— Oui. Vous voulez la récupérer ?
— Ça n’a plus d’importance maintenant. » Il continua à dériver vers la sortie. « Tout est perdu. Disparu. Il n’y a plus rien pour empêcher quoi que ce soit. »
Lennon s’avança encore un peu. « Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je n’ai plus rien à perdre maintenant. Plus de secrets à garder. Tout le monde est au courant, hein ? Tout le monde sait combien je suis méchant. À quoi bon essayer de le cacher ? Tout le monde sait combien je suis vilain. Et sale. Je suis un méchant garçon et tout le monde le sait. »
L’Étincelle fut pris d’une envie de pouffer. Un rire honteux tressaillait dans son ventre, comme lorsqu’il avait été surpris la main dans son pantalon et n’avait pu que ricaner bêtement.
« Toutes les autres mamans aussi le savent, continua-t-il. Elles me montreront du doigt, et elles diront, regardez le sale petit garçon. Le vilain garçon, le méchant, le vilain, le méchant, le vilain, le… »
Il se donna une gifle. Arrêta son esprit qui partait en vrille. Ne laisse pas ce flic voir la folie en toi, pensa-t-il. Il croira que tu es faible. L’Étincelle se gifla à nouveau, plus fort. Le policier devint flou devant ses yeux.
Peut-être devrait-il le tuer. C’était un homme de belle taille, bien qu’affaibli par ce qui le faisait boiter. Il se battrait. L’Étincelle était rapide, mais serait-il assez rapide pour retirer le couteau de la poitrine de l’homme mort avant que le policier ne donne l’assaut ? Sans arme, il n’aurait pas le dessus.
Et les sirènes qui approchaient. Pas le temps.
« Je vais y aller, dit-il.
— Non, s’il vous plaît. J’aimerais vous parler.
— Vous avez un pistolet ? demanda l’Étincelle.
— Non. On me l’a pris quand j’ai été mis à pied.
— Alors, vous ne pourrez pas m’abattre si je m’enfuis.
— Ne vous enfuyez pas. S’il vous plaît.
— Ni me poursuivre, vu comment vous boitez. »
Lennon tenta encore un pas. « S’il vous plaît, restez ici. Vous avez raison. Elle arrive, l’inspectrice. Elle souhaite vous rencontrer. Vous pourrez lui montrer tout ce que vous voudrez. »
L’Étincelle secoua la tête. « Non, il vaut mieux que je parte. Oh, ce n’est qu’une question de temps, vous me rattraperez. Elle ou vous. Je me retiens depuis si longtemps… Aujourd’hui, ça n’a plus d’importance. »
L’Étincelle avança brusquement, son pied dans la flaque de sang l’éclaboussa. Lennon recula d’un bond.
« Mais rappelez-vous bien. Tout ce qui arrivera maintenant, vous en porterez la responsabilité. J’ai passé tellement d’années à les garder en moi, le méchant, l’éclair, et maintenant, ils sont libres. Parce que vous les avez libérés. Vous verrez les corps, ce sera votre résultat autant que le mien. Gardez le registre, il ne sert plus à rien. Ma fin viendra, et alors tout le monde saura. Vous avant les autres. »
Il se détourna, courut à la porte et fila dans le jardin, silhouette délicate telle qu’on l’avait toujours décrite. Léger comme une plume. Escaladant la clôture, déjà loin, porté par le vent comme un brandon dans l’air, tandis que s’élevaient derrière lui les cris éraillés du policier.
44
Flanagan écoutait l’inspecteur Calvin qui respirait fort chaque fois qu’il poussait les vitesses dans la circulation du dimanche, derrière le gyrophare bleu et la sirène d’un véhicule sérigraphié. Il adore ça, pensa-t-elle, comme un gamin qui joue à un jeu vidéo.
Les quartiers agréables de la classe moyenne défilaient à l’approche d’Ormeau Road, maisons de style édouardien, fenêtres en saillie, jardins fermés par des haies. Les bons citoyens levaient les yeux de leurs tondeuses et de leurs sécateurs pour regarder la cause de cette agitation. Flanagan fut projetée contre sa portière quand Calvin vira brusquement à droite et s’engagea sur l’artère principale. Les autres usagers de la route s’écartaient ou pilaient aux feux devant les voitures de police qui forçaient la priorité.
« Calmez-vous, dit Flanagan.
— J’essaie juste de rester derrière… »
Il écrasa la pédale du frein pour éviter un autobus qui déboîtait de son arrêt. Le chauffeur leur fit signe de passer.
« Connard ! cria Calvin, malgré une probabilité infime d’être entendu par le conducteur du bus.
— Mais enfin, calmez-vous. Vous vous croyez dans Starsky et Hutch, ou quoi ?
— Pardon », dit Calvin, qui accéléra pour rattraper le véhicule de tête.
Prenant à gauche, ils s’engagèrent dans les étroites rues adjacentes où les maisons, plus petites, proches les unes des autres, se renvoyaient l’écho de la sirène. Encore à gauche dans Deramore Gardens, et, cent mètres plus loin, la maison où était morte Rea Carlisle.
La voiture de patrouille s’arrêta en dérapage le long d’une BMW aux vitres teintées et jantes larges. Calvin se rangea le long du trottoir. Flanagan ouvrait déjà sa portière, cherchant des yeux la maison que Lennon avait indiquée en face.
Là, le portillon entrebâillé.
Elle partit en courant.
« Attendez ! » lança Calvin.
En haut de l’allée carrossable, Flanagan repoussa le portillon contre le mur et dégagea son Glock de l’étui, canon abaissé. « Jack Lennon, montrez-vous. »
Sa voix résonnait entre les maisons voisines. Pas de réponse. Elle entendit les pas de Calvin derrière elle, puis les bottes plus lourdes des agents en uniforme.
La porte de la cuisine était ouverte. Elle s’approcha prudemment. Elle glissa son doigt dans le pontet, sentit la froide courbe de la détente. De sa main libre, elle fit signe aux autres de rester en retrait.
Une marche de béton à l’entrée de la cuisine. Elle y posa un pied, se pencha en avant pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.
Là, à genoux, lui tournant le dos, Jack Lennon. Un autre homme, allongé, les yeux au plafond. Une flaque rouge tout autour. La poignée d’un couteau, la lame invisible dans la poitrine de l’homme, la main de Lennon sur son cou.
Flanagan pointa son Glock. « Écartez-vous de lui, Jack.
— Il est mort, dit Lennon.
— Écartez-vous. Immédiatement. »
Lennon prit appui sur le sol baigné de sang pour se redresser. Une fois debout, il se tourna vers Flanagan. Il avait les genoux rouges, les doigts dégoulinants.
Flanagan le fixa droit dans les yeux. « Mains sur la tête. »
Lennon ne discuta pas.
« Maintenant, sortez. Lentement. »
Flanagan recula. Dans l’air frais, loin de l’odeur de la mort. Lennon suivit.
« Couchez-vous. À plat ventre. »
Il s’exécuta, raide et gauche, les traits tordus par la douleur.
Quand sa joue reposa sur le ciment, Flanagan ordonna : « Mains derrière le dos. »
L’un des agents, qui se tenait prêt avec les menottes, les passa prestement à Lennon. Flanagan indiqua la cuisine d’un claquement de doigts. Calvin se précipita auprès de l’homme étendu à l’intérieur.
Les deux agents retournèrent Lennon sur le dos et le relevèrent en position assise. Après avoir rangé le Glock dans son étui, Flanagan s’accroupit devant lui. Pas rasé. Des cernes sous les yeux. Un visage trop marqué pour un homme de son âge.
« Qui est-ce ? demanda-t-elle avec un geste du menton en direction de la cuisine.
— Il s’appelle Roscoe Patterson. Il est connu de la police. Je ne l’ai pas tué.
— Qui, alors ?
— Howard Monaghan. On le surnomme l’Étincelle. Il a aussi tué Rea Carlisle, et d’autres. En haut, dans la chambre côté rue, il y a le registre. Celui dont m’a parlé Rea, comme je vous l’ai raconté. Et le portable de Rea.