Personne ne leva la main.
« Parfait, conclut Flanagan. Essayons de ne pas foirer le coup. »
52
Les véhicules banalisés partirent les uns derrière les autres en direction du centre-ville. Flanagan était assise dans la voiture de tête, Calvin au volant, Lennon à l’arrière. La grisaille du petit matin s’était dissipée, des trouées bleues s’ouvraient au-dessus de Belfast et de ses bons citoyens. Mères en route pour l’école, autobus chargés de voyageurs.
« Vous m’avez bien entendue ? dit Flanagan en se tournant à demi vers Lennon. Vous ne faites que l’identifier, rien d’autre.
— Ne vous inquiétez pas, répondit Lennon. Je n’ai aucune envie d’en découdre avec cette ordure.
— Même si vous êtes touché personnellement ? Il sera jugé pour le meurtre de Rea. Vous n’avez pas besoin d’intervenir.
— Je vous le répète, je ne m’en mêlerai pas. »
Lennon regarda à nouveau par la fenêtre tandis que la voiture franchissait Albert Bridge. Au-dessous, la Lagan charriait ses eaux boueuses.
La foule s’épaississait au fil des heures. Flanagan avait mal aux mollets à force d’arpenter les allées de l’étage supérieur, flanquée de Lennon qui boitillait. Ils parlaient peu, s’arrêtant de temps à autre à l’entrée des restaurants pour consulter la carte comme les autres promeneurs tenaillés par la faim.
De très jeunes enfants et leurs parents orientaient leurs pas vers le cinéma, attirés par un de ces nouveaux jeux vidéo qui passaient maintenant pour des films. Flanagan avait souvent emmené Eli et Ruth, aussi excitée qu’eux, la petite fille en elle au comble du ravissement.
Un endroit comme Victoria Square n’aurait pas pu exister lorsqu’elle avait leur âge, songea-t-elle, en éprouvant un étrange ressentiment. Vingt ans plus tôt, les paramilitaires s’en seraient forcément pris au centre commercial. Une cible économique, auraient-ils allégué en revendiquant leur attentat à la bombe. À la vérité, les hommes cagoulés ne supportaient tout simplement pas que les gens de Belfast jouissent de quoi que ce se soit. Un bon cinéma, une poignée de restaurants, de jolies boutiques pleines de lumières. De tels plaisirs ne pouvaient être tolérés par ceux qui ne vivaient qu’avec la mort et la peur, et ils auraient tout incendié.
Ces gamins n’ont aucune idée de tout ça, pensa-t-elle, en regardant les joyeux visages acheminés par les escaliers mécaniques.
Une voix crachota dans son écouteur.
« Et lui, là ? Entrée côté Ann Street, pantalon beige, veste sombre. »
Lennon avait entendu aussi. Flanagan le suivit jusqu’à la rambarde de la galerie en surplomb, avec vue sur l’espace central. Elle scruta la marée humaine et repéra l’homme qui leur était décrit. Petit, ramassé, cheveux blancs.
Elle le montra du doigt à Lennon.
Il considéra l’homme attentivement. « Non. »
Flanagan repartit vers l’arrière de la galerie. « Restez vigilants », dit-elle dans le micro.
Sur autorisation de Flanagan, les agents avaient pris une pause tour à tour, pendant que leur partenaire continuait à patrouiller. Chacun avait maintenant annoncé son retour par radio. Elle entendait la fatigue et la lassitude dans les voix.
Elle parla en approchant son poignet de sa bouche. « Calvin, vous voyez quelque chose ?
— Personne qui correspond », répondit Calvin, à peine un souffle dans le creux de son oreille.
Lennon posa les avant-bras sur la rambarde au-dessus de l’entrée de Victoria Street. On apercevait la Jaffe Fountain par les portes, son dôme jaune étincelant au soleil. Flanagan se rappelait ce qu’elle avait lu à propos du monument pendant la construction du centre commercial. Érigée au centre de Victoria Square durant les années 1870, la fontaine fut ensuite déplacée dans les jardins botaniques, au sud de la ville, où elle tomba à l’abandon, proie des graffitis pendant plusieurs décennies. À l’image de Belfast, elle avait été restaurée et retrouvait maintenant un visage respectable.
« Vous allez persister encore combien de temps ? demanda Lennon, couvrant de sa main le micro accroché au revers de sa veste.
— Toute la journée, s’il le faut. »
Lennon éteignit l’émetteur dissimulé sous le vêtement. « Vous avez l’air fatigué.
— Merci. » Flanagan aussi coupa son micro. « Vous non plus, vous ne respirez pas la forme. »
Lennon haussa les épaules. « Je suis lessivé depuis plus d’un an. Il n’y a pas de raison que ça change.
— Vous pensez que vous reprendrez le boulot un jour ?
— Ça m’étonnerait. Même si j’étais apte. Dès qu’ils auront trouvé un moyen de me dégager, ils le feront.
— Quand nous avons fouillé l’appartement de votre petite amie… »
Lennon lui décocha un regard dur. « Ce n’est pas ma petite amie.
— Bon, l’appartement où vous habitiez. J’ai trouvé le coffre-fort. J’ai regardé à l’intérieur.
— Et ?
— Je crois que si vous apportiez cette information à l’ACC, ou peut-être à l’Ombudsman, Dan Hewitt serait tenu de s’expliquer. Je n’ai pas déclaré le dossier dans la liste des pièces à conviction. Il est dans mon bureau. Vous pourrez le récupérer dès que nous aurons bouclé cette affaire. »
Il contempla la foule en bas. « Merci.
— Je comprends votre colère et la haine que vous lui vouez, dit Flanagan. Mais il y a deux manières de procéder, une bonne et une mauvaise. Quand vous passerez à l’action, j’espère que vous choisirez la bonne.
— Je ferai ce qui est nécessaire. Mais seulement quand je serai prêt.
— Sauf si vous préférez vous vautrer dans cette haine. Et que vous aimez votre colère, parce qu’elle vous détourne de vous-même et vous permet de ne pas vous regarder de trop près. »
Lennon eut un petit rire méprisant. « Je croirais entendre Susan.
— C’est quelqu’un de bien, j’ai l’impression.
— Oui. Je le pensais aussi. »
Flanagan étudia les rides sur le visage de Lennon, ses efforts pour cacher qu’il boitait. « Il paraît que vous étiez un bon policier, autrefois.
— Plus maintenant. »
Lennon ralluma son microphone et s’éloigna.
53
L’Étincelle descendit de l’autobus. Les hauts immeubles de Chichester Street emprisonnaient le grondement et les stridences de la circulation. Il lui semblait patauger dans le bruit comme dans une eau hérissée de vagues. Calant la bandoulière de son sac sur son épaule, il partit vers l’enclave moderne de Laganside Court, toute de pierre blanche et de verre, derrière laquelle se dressait le Waterfront Hall. Des flots de piétons le dépassaient, en direction du City Hall, ou bien, comme lui, marchant vers le centre commercial.
Il était envahi d’un calme étrange. Lui que la proximité des autres mettait en général mal à l’aise, qui détestait le contact de ces épaules frôlant les siennes. Ou le ridicule petit jeu de jambes que les gens exécutaient pour éviter de le bousculer. Leurs voix lui tapaient sur le système.
Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il se sentait en paix ici. Il percevait qu’une conclusion était proche, quelque chose de définitif. Ce qui viendrait ensuite, il l’ignorait. Une nouvelle vie, ou pas de vie du tout. Il acceptait l’une ou l’autre possibilité.
Dans tous les cas, ce serait radieux.
Au fond de son cœur, il savait que la mort de Raymond n’était pas la cause de son trouble. S’il était honnête envers lui-même, il reconnaissait qu’il n’allait pas bien depuis un moment. Dans son esprit. La maladie se manifestait par poussées. Pendant des semaines d’affilée, il se comportait presque comme un être humain normal. Raisonnable. Calme. Et puis il dérapait, son esprit lui échappait, la sagesse ne parvenait plus à s’imposer. Et il devenait dangereux, davantage pour lui-même que pour autrui.