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Le type à côté de moi qui rugissait de rage tout à l’heure, rugissait maintenant de joie. Il semblait fou.

Effectivement, les chasseurs allemands se jetèrent à la poursuite des « Il » qui s’enfuirent en rasant le sol. La meute disparut derrière les collines nous privant ainsi du spectacle. Nous perçûmes des rafales et une explosion sourde. Le soir arriva sans que nous ayons autre chose à faire que de donner du courage aux blessés.

Et la nuit couvrit la terre.

Le lendemain, nous nous réveillâmes sous la pluie. Nous en fûmes presque heureux.

Le trafic de passage, qui ne cessait jamais, avait fait tout son possible pendant la nuit. Néanmoins, il restait encore un monde fou à l’est. Depuis combien de jours patientions-nous ? Nous n’en avions plus conscience. À travers nos déboires, nous avions quand même réussi à nous réorganiser en partie. Les hommes appartenant à telle et telle unité s’étaient triés d’eux-mêmes et stationnaient maintenant en groupes distincts.

Les officiers avaient placé des hommes armés sur les collines en cas d’une surprise de la part d’Ivan. Nous les savions tout proches et nous étions nerveux, inquiets et surpris aussi de ne pas les avoir encore vus déferler. Il était fort probable que la bataille pour Kiev les absorbait presque totalement.

J’étais maintenant mêlé à un important groupe formé en majeure partie d’éléments « Gross Deutschland » et des rescapés d’un régiment d’infanterie qui s’était porté à notre secours lors de la percée de Konotop. Nos officiers ici présents – parmi lesquels j’avais eu l’indéniable plaisir de retrouver Herr Hauptmann Wesreidau – prétendaient que nous aurions dû être les premiers à embarquer pour l’ouest en tant que soldats appartenant à une division d’élite qui, de plus, était spécialisée dans les opérations offensives et non défensives. Ils affirmaient même que nous serions du prochain voyage.

Les paroles de nos officiers furent bien accueillies, et tout le monde était d’accord pour passer de l’autre côté du fleuve au plus vite. Quelques-uns préconisèrent à nouveau le système que beaucoup d’entre nous avaient songé à employer dès le début. Il consistait à lier avec plusieurs ceinturons des bottes de roseaux et à s’en servir comme flotteurs. Ce procédé avait servi à plusieurs reprises, mais ne permettait pas d’emporter, ou bien faisait perdre en chemin, les choses indispensables à tout soldat qui ne se considère pas comme un déserteur.

L’accueil avait dû être insuffisamment chaleureux de l’autre côté, si bien que les officiers nous interdirent d’employer ce système. Il leur fut toutefois fort difficile d’imposer des ordres à des hommes à la fois paralysés par la peur et prêts à affronter le diable. Beaucoup filèrent, beaucoup coulèrent ou périrent de congestion. Beaucoup peut-être, après avoir frôlé le pire, connurent le conseil de guerre.

Comme je ne savais plus très bien où nous en étions, ce genre de tentative m’indifférait et je mettais toute mon obstination à chercher, parmi les soldats de notre unité encore présents ici, des nouvelles de mes camarades. Peut-être, parmi ces quelque trois mille hommes, Halls ou Lensen patientaient-ils, le cul dans la boue ? Peut-être, au milieu de cette agglomération humaine, l’ancien, étendu sur une brassée de longues tiges trempées, rêvait-il à un bien-être utopique, indifférent à la pluie qui devait ruisseler sur son visage résigné.

Mes recherches demeuraient vaines, mes questions sans réponse. À un certain moment, je crus reconnaître deux visages de notre compagnie dissoute. J’interrogeai les types qui me répondirent évasivement qu’ils ne se rappelaient plus du tout ce qui s’était passé. Ils étaient vraiment abattus et mes questions avaient l’air de les emmerder. Une seule pensée hantait leur cervelle affaiblie : traverser le fleuve.

Un seul type devait en savoir davantage. Herr Kapitän Wesreidau. Mais le respect et la crainte que nous imposaient les officiers m’interdisaient de lui adresser la parole. Certains soldats plus âgés se permettaient cette audace. Mais le gamin que j’étais n’aurait jamais osé. Je dois dire que l’envie de parler au capitaine me démangeait tellement que cela devait se lire sur mon visage. En plus, je rôdais toujours autour de lui ou de son groupe. J’étais assis sur mon balluchon à quelque distance de Wesreidau et de deux ou trois autres officiers parmi lesquels un major, lorsque le hauptmann se dirigea vers moi. Je fixais, ahuri, la silhouette au long manteau de cuir brillant de pluie, prêt à sauter sur mes pieds pour me coller au garde-à-vous. D’un geste de la main, le capitaine m’invita à ne pas bouger et je demeurai l’œil fixé sur la haute stature qui me parut encore plus grande du fait que j’étais assis.

— De quel régiment faites-vous partie, mon petit ? interrogea l’officier.

Je baragouinai le numéro ainsi que la compagnie de fortune dans laquelle j’avais été versé en dernier pour fuir de Konotop en feu. Il me prit pour un Tchèque. Alors je l’éclairai sur mes origines.

— Hum, hum, fit-il seulement. Les compagnies de fortune sont passées en dernier. J’en ai pris plusieurs en charge moi-même.

— Je sais, Herr Hauptmann, fis-je rougissant, je vous ai vu.

Je n’en étais pas encore revenu qu’un capitaine se mette à discuter avec moi.

— Ah ! fit Wesreidau, nous avons donc des souvenirs communs. Des souvenirs difficiles.

— Ja, Herr Hauptmann.

Il chercha dans un paquet vide une cigarette. Peut-être pour me l’offrir ?

— Demain, nous passerons, petit, et je pense que vous aurez une longue permission.

Le mot permission valsa dans ma tête comme une vapeur de Champagne.

— Une permission ! murmurai-je.

— Je crois, nous ne l’aurons pas volée.

Des souvenirs qu’il me semblait ne plus jamais pouvoir revivre remontèrent immédiatement en moi. Tout ce que j’avais enfoui au fond de moi-même avec tant d’amertume réapparut imperceptiblement. Serait-il possible ?… Oui, cela avait toujours été possible voyons, pourquoi cette question ? D’un seul coup, je jaugeais l’importance de mon désespoir. J’avais désespéré. Je me mis timidement, tout doucement, à songer à Paula… Depuis l’opération « groupe d’airain », le courrier n’avait pas suivi. Bien que nous ayons connu une vie sacrément mouvementée, cette absence de nouvelles m’avait pesé terriblement. Puis, devant tant d’infortune, de terreur, de dégoût, les mots amour, sentiment et autres perdirent, hélas ! de leur importance. Tout ce qui vibrait en moi semblait avoir été enseveli sous la poussière des maisons qui s’écroulent par le bruit et les plaintes infiniment plus intenses que mes tracas d’amoureux. J’avais souvent songé que, si je réussissais à en revenir, je n’en demanderais pas trop à la vie. Comment peut-on songer à tenir rigueur à l’existence pour une amourette déçue, lorsque l’on se demande si on va réussir à ramener sa peau ! On m’aurait fait promettre de me faire curé que j’aurais juré de tenir parole. Depuis Bielgorod, la terreur avait bouleversé toutes mes conceptions humaines et le marché de la vie avait un cours si élevé qu’on ne savait plus trop quoi abandonner dans l’autre plateau pour faire équilibre. Si je n’étais pas encore parvenu à me résigner à l’idée de la mort, j’avais déjà promis intérieurement, dans les moments les plus durs, de faire abnégation de la fortune, de l’amour, d’une jambe même, pourvu que je puisse survivre.

Je sentais que le capitaine Wesreidau allait s’éloigner. Alors je posai ma question au sujet de mes camarades. Le capitaine ne se rappelait que de l’ancien : il le nomma d’ailleurs par son vrai nom.

— La compagnie dans laquelle était August Wiener a appuyé une batterie d’obusiers de haubitz au début de l’offensive. Les premiers engagés eurent beaucoup de mal, fit-il, songeur. Ç’a été très dur. De toute façon, ceux qui sont passés ont été sans doute dirigés vers Kiev. C’est là que nous devions nous reformer si nous avions été motorisés.