Je demeurai sans mot dire. Le capitaine s’éloigna en me faisant un petit signe de tête.
— Nous passerons demain, fit-il.
La possibilité d’une permission tourbillonnait dans ma tête en même temps que l’angoisse d’avoir perdu mes camarades. Qu’étaient-ils devenus ? Peut-être avais-je croisé leurs corps calcinés sur la chaussée défoncée Konotop-Kiev. Était-il possible qu’il me faille aussi renoncer à l’amitié de mes compagnons de misère ? Je les savais si déshérités que le sentiment que je leur portais semblait autorisé tant il était désintéressé, gratuit. Devais-je oublier aussi sans remords, car les remords nuisent aux combattants, ce qu’avaient été Halls, Lensen et même ce crétin de Lindberg ?
Si mes amis avaient disparu, l’ancien venait de me laisser un héritage, une faculté. Je rêvais à tous mes souvenirs. Les bons moments me revenaient à l’esprit en même temps qu’une angoisse insurmontable. Je demeurais là, inerte, insensible à la pluie que mon calot imbibé ne parvenait plus à contenir et qui gagnait mon col en traçant des canaux sur mon visage. Cette pluie qui glissait sur mes joues remplaçait les larmes que j’aurais dû verser.
La pluie dura encore très longtemps. Elle dura trop, toute la nuit, et se prolongea jusqu’à la fin de l’après-midi du lendemain. Le sol pourri sur lequel nous étions obligés de patienter s’était transformé en éponge. Chaque paquet de roseaux qui n’avait pas reçu la pluie la prenait par le sol. Nous étions trempés si profondément que certains pensaient à demeurer nus carrément sous la pluie. La plupart du temps, nous demeurions debout, la toile de tente sur les épaules, et les yeux observant sans cesse l’interminable va-et-vient de nos bateaux de salut.
Vers midi, dans le ciel lourd et gris apparut, malgré les mauvaises conditions atmosphériques, une escadrille d’« Il ». Nous maudîmes une fois de plus ces oiseaux de malheur qui nous obligeaient à piquer du nez dans la merde gluante des bords du Dniepr. Ils firent trois passages et arrosèrent de bombes et de mitraille tout ce que la pluie leur laissa entrevoir. Il y eut une fois de plus une panique qui ne prit fin qu’après que la liste des tués et des blessés fut quelque peu rallongée.
Enfin, vers 6 heures du soir, avec la nuit qui arrivait, notre groupe fut pris en charge par le service du transit. L’ordre nous fut donné de réunir nos affaires et de descendre en bon ordre vers les trois plages d’embarquement que le piétinement incessant avait transformées en une fondrière stupéfiante.
Avec armes et bagages, notre cohorte dégoulinante s’engagea sur son chemin de Damas, malgré la boue qui menaçait de nous ensevelir.
Avec une discipline et une patience héroïques, chacun attendit son tour sans se plaindre du déversoir de pluie qui nous faisait confondre le fleuve avec le ciel. Les pieds dans la boue et l’eau que les stiefels ne parvenaient plus à isoler, chacun demeura debout pendant de longs moments, des heures même pour les derniers.
Un sourire errait sur les visages méconnaissables. Nous allions enfin traverser. De l’autre côté, tout serait fini. Nous pourrions enfin nous sécher. Dormir peut-être confortablement et cesser d’avoir peur. Il fallait bien se raccrocher à une idée quelconque… Une dernière peur subsistait. Celle du passage. Ces bateaux craquants et fatigués n’allaient-ils pas s’ouvrir sous notre poids, engloutissant avec eux une centaine de désespérés ? Et puis les « Jabo »… Si les avions russes apparaissaient !… Nous nous souvenions encore de l’horrible mitraillage d’hier.
La nuit tombait. Les avions russes apparaissaient rarement la nuit. Peut-être étions-nous déjà sauvés.
Puis ce fut mon tour. Avec une centaine d’autres, j’embarquai sur un chaland dont le bordé semblait être rongé par le passage de milliers de bottes cloutées. Ce ne fut pas sans angoisse que je vis l’eau arriver à une trentaine de centimètres à peine du bord tant nous étions chargés.
— Ça suffit, marinier, jeta un sous-off d’une quarantaine d’années. Tu veux nous faire couler ?
— Le plus de monde possible, Herr Spiess, ricana le gars du génie. Nous avons l’habitude. Allons ! Encore une dizaine !
Lorsque nous fûmes sur le point de sombrer, les mariniers lâchèrent les amarres et sautèrent sur un espace de vingt centimètres qui restait libre, comme un chevreuil sur un piton. Progressivement, le moteur amovible, ridiculement petit pour notre embarcation, se mit à ronronner.
Lentement, presque sans que nous nous en rendions compte, le chaland s’avança sur l’eau à peine ridée par notre déplacement. Personne n’osait faire un geste tant notre flottaison paraissait précaire. La berge maudite, brouillée par la brume, s’éloignait de nous. Je demeurai coincé vers le centre du bateau, entre deux inconnus, un tout jeune lieutenant du régiment d’infanterie venu à la rescousse à Konotop, et un fantassin de notre groupe, d’un âge indéfinissable et qui semblait dormir debout.
Il était d’ailleurs le seul à demeurer dans une telle indifférence. De part et d’autre, les regards et l’ouïe étaient tendus. Surtout vers le ciel pluvieux en qui nous n’avions aucune confiance. Une barque beaucoup plus petite mais équipée du même moteur nous doubla avec beaucoup de peine. Son chargement était proportionnellement aussi important que le nôtre.
Combien de temps dura le passage ? un quart d’heure peut-être. Toujours est-il qu’il nous sembla fort long. L’eau glissait régulièrement le long de la coque avec une lenteur insouciante à vous rendre enragé.
Des types comptaient, sans doute les secondes, ou peut-être comptaient-ils comme ça pour patienter. Un peu comme on compte des moutons lorsque le sommeil ne vient pas.
Puis des voix annoncèrent la rive ouest ! le salut ! la fin de notre tourment, l’échappatoire ! Elle apparaissait aux voyageurs de proue, tout enveloppée de brouillard. Notre sang accélérait dans nos veines. Moralement, nous essayions de donner une impulsion plus franche au moteur. Nous touchions au but. Nous allions être sauvés ! Vite ! Vite ! Le ciel est toujours calme…
Un chaland vide, filant vers la rive est, nous croisa. Nous eûmes un regard amer pour lui. Toute marche vers l’est nous faisait frissonner davantage. Puis la rive ne fut plus qu’à vingt mètres. Nous n’osions toujours pas bouger de peur de faire entrer l’eau par-dessus bord. Pourtant une joie immense, qui nous aurait poussés à gueuler et à sauter de joie, montait en nous. Nous étions sauvés… sauvés après tant d’heures, de jours d’attente et de désespoir !
Plus que dix… plus que cinq mètres. Le moteur tire en arrière pour freiner. Nous abordons un ponton fait de branches liées entre elles. Déjà on nous encourage à agir doucement et en ordre. Sans précipitation, tant nous avons le sentiment d’avoir obtenu un privilège, nous débarquons les uns après les autres sur la terre ferme. En fait, c’est un bourbier comparable à l’embarcadère d’en face. Peu importe, la boue nous est familière. Nos cœurs battent à tout rompre. Nous sommes passés ! La rive ouest c’est la sécurité, c’est la barrière entre Ivan et nous. Nous avons tellement songé à ce sauvetage, nous y avons tellement réfléchi, que nous avons l’impression d’avoir dressé une barrière entre nous et la guerre. Les communiqués ont été formels. Sur le Dniepr, nous tiendrons ! L’ennemi ne dépassera pas cette limite et, au printemps, l’offensive allemande le repoussera au-delà de la Volga… Durant notre longue et pénible retraite vers le fleuve, pendant l’interminable attente de notre passage, nous avons cristallisé notre espoir fragile sur cette idée. Pour nous autres, soldats harassés, mettre le pied sur la rive ouest, c’est la fin de nos malheurs ; c’est la réorganisation, le linge propre, les permissions et l’assurance que nous ne sommes pas foutus. La rive ouest, c’est, bien sûr, toujours la Russie, mais c’est aussi cette partie de la Russie qui nous acclamait quelques années plus tôt. C’est la Russie qui nous est favorable. Alors, dans nos cervelles fatiguées, nous idéalisons. La rive ouest, c’est presque la mère patrie.