QUATRIÈME PARTIE
VERS L’OUEST
(hiver 1943-été 1944)
Chapitre X
« Gott mit uns »
Bien sûr, il y a là des officiers et des soldats qui nous canalisent et qui n’ont pas tellement le sourire. Il y a aussi, et ça, c’est vraiment le plus désagréable, la feld-gendarmerie avec ses plaques métalliques mouillées de brouillard qui scintillent sur la poitrine de ses représentants. Il n’y a pas d’organisation sans gendarmes. Bah ! il doit forcément y avoir de braves types parmi les gendarmes ! Oublions ceux de Romny et de la retraite du Don… Pas de quoi gaspiller la joie de se retrouver à l’ouest.
Maintenant, nous marchons dans une direction que nous indiquent les hommes d’un side-car couvert de boue qui roule à nos côtés. Nous n’avons même pas formé le rang par trois ! On nous laisse marcher comme ça, librement, comme des promeneurs. C’est gentil ! On ne nous impose pas de discipline. Ceux qui sont à l’ouest ont conscience de ce que nous avons enduré, on nous fout la paix. C’est aimable à eux. Ouf ! pense-t-on, on s’en est tiré, maintenant tout va aller bien. Le side-car nous oblige à accélérer le pas. Nous faisons ainsi environ deux kilomètres en claudiquant dans la bouillasse qui éclabousse le camarade et nous arrivons dans un grand camp où stationnent déjà ceux du voyage précédent. Il fait nuit, une pluie légère tombe sans discontinuer. Nous distinguons les barbelés qui luisent sous l’averse. Deux soldats, mitraillette sous le bras, nous font signe d’entrer. Sans poser de questions, nous franchissons le portail de fortune du camp. Puis c’est la halte. Le side-car s’éloigne rapidement. Nous restons là, plantés au milieu du camp de barbelés ne sachant plus que penser.
— Bah ! ce n’est rien, seulement une façon un peu trop militaire de nous recevoir, nous les rescapés de Konotop. On nous fait sans doute patienter en attendant de nous diriger sur de bons baraquements bien étanches où nous allons pouvoir récupérer. Peut-être patiente-t-on aussi pour avoir un titre de permission… Cette idée nous soulève de joie. Nous oublions le décor, la boue liquide, la pluie, les barbelés qui font de nous des prisonniers.
Il y a maintenant au moins deux heures que nous patientons. Un autre groupement récemment passé est venu nous rejoindre. La pluie tombe plus grosse, nous sommes dégoulinants. Pas très loin, nous distinguons des baraquements aux portes et fenêtres hermétiquement fermées. Par groupes d’une vingtaine, les camarades y sont acheminés. Nous restons dans l’expectative, sachant que nous vivons nos derniers mauvais moments. Les camarades qui entrent dans les baraquements ne reviennent pas. Sans doute dorment-ils sur de douillets plumards, les veinards !
Une heure après, c’est mon tour avec une vingtaine d’autres. Parmi ceux-ci, deux sous-offs et un lieutenant. Nous pénétrons dans le bâtiment éclairé par un groupe électrogène. Nous sommes un peu ébahis et gênés d’être si dégueulasses. Derrière de grandes tables, des militaires de tous grades accompagnés de gendarmes forment comme un imposant tribunal. Alors, un obergefreiter s’avance vers nous et braille, comme au bon vieux temps des casernements, de bien vouloir nous présenter avec notre fourniment au complet devant le service de triage. Nous demeurons interloqués devant une telle réception, mais déjà on nous presse vers les tables où nous devons montrer ce que nous a confié l’armée.
— D’abord les papiers militaires ! ordonne le feld-gendarme qui est de l’autre côté de la table.
Le lieutenant qui est juste devant moi subit un interrogatoire.
— Où est votre formation, Herr Leutnant ?
— En partie dissoute ou anéantie, Herr Gendarme, nous avons connu de rudes moments.
Le flic ne répond pas et compulse les papiers.
— Avez-vous rompu avec vos hommes ou ont-ils été tués ?
Hésitation du lieutenant. Nous sommes médusés.
— Suis-je devant un tribunal militaire ? lance le lieutenant exaspéré.
— Vous devez répondre à ces questions, Herr Leutnant. Où est votre formation ?
Le lieutenant se sent pris au piège comme n’importe lequel d’entre nous. Ce sont des questions auxquelles peu de nous peuvent répondre avec clarté.
Alors celui-ci explique la situation. Inutile de raisonner avec un gendarme. Il n’y a pas de brave type parmi les gendarmes, comme je le supposais il y a un instant. Leur intelligence ne dépasse pas celle du questionnaire qu’ils sont chargés de remplir.
En plus, il manque beaucoup de choses au leutnant et le flic ne remarque que cela. Peu importe si l’homme qui se tient encore debout devant lui, par je ne sais quel miracle, a perdu trente livres depuis son incorporation. Ce qui intéresse le flic, c’est l’absence des jumelles Zeiss, qui font partie du paquetage de l’officier. Il manque aussi un étui porte-cartes, et la section téléphone qui était sous ses ordres. Il manque trop de choses à cet homme qui n’a, en fait, conservé que la vie. L’armée ne confie pas du matériel au soldat pour qu’il l’égare ou l’abandonne comme cela, sans se faire tuer pour le conserver.
Bataillon de marche, pour le lieutenant insouciant. Bataillon de marche avec trois grades en moins. Et il peut s’estimer heureux.
L’homme suffoque, son regard est éperdu. Il fait peur ou pitié. Deux soldats l’entraînent vers la droite. Vers un groupe avachi qui, tout comme lui, va rejoindre un quelconque bataillon disciplinaire.
Puis c’est mon tour. Je suis raide de peur. De ma poche intérieure, je sors mes papiers militaires détrempés. Le flic les regarde puis me jette un coup d’œil réprobateur. Devant mon air mortifié, sa hargne s’estompe et c’est en silence qu’il continue son inventaire.
J’ai heureusement la chance d’avoir retrouvé mon unité et d’avoir conservé le morceau de carton blanc précisant que j’ai été sorti de l’infirmerie pour monter à l’attaque. Ma tête tourne et il me semble que je vais défaillir. Puis le flic lit une fiche. Sur cette fiche est noté tout ce qu’un soldat comme moi doit posséder. Les noms tombent, je comprends mal et ne présente pas au bon moment ce qui est encore en ma possession. Le flic me traite d’un certain mot allemand que j’entends pour la première fois. Finalement, il me manque quatre choses dont ce putain de masque à gaz que j’ai abandonné volontairement.
Mon carnet militaire file de main en main, on y ajoute des cachets et un feuillet rapporté. Alors, dans ma panique, il me vient une idée parfaitement stupide : histoire de me faire bien voir, je sors de mes cartouchières neuf cartouches inutilisées. Le regard du flic tombe là-dessus comme celui de l’alpiniste sur une prise.
— Vous étiez en retraite ? questionne-t-il.
— Ja, Herr Gendarme.
— Vous possédiez encore ceci ? dit-il en désignant les cartouches.
— Ja, Herr Gendarme.
— Alors pourquoi n’avez-vous rien tenté pour vous défendre ? Pourquoi n’avez-vous pas résisté ? tonne-t-il.
— Ja, Herr Gendarma…, bégayai-je.
— Comment Ja ?
— Nous avions reçu des ordres pour la retraite, Herr Gendarme.