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— Misère de misère, rugit-il, une armée qui fuit sans avoir fait le coup de feu !

Mon carnet est de retour et il retombe dans les pattes de mon tyran. Un moment il le tripote fébrilement, ses yeux vont de mon papier informe et sale à mon visage.

Je suis le frémissement de ses lèvres d’où le pire risque de sortir : bataillon de marche, c’est-à-dire le régime des prisonniers, les postes avancés, le déminage, les permissions rares et toujours dirigées sur les camps où le mot liberté est ignoré, le courrier supprimé…

Une envie de pleurer énorme monte en moi. J’ai peur de ne plus pouvoir retenir mes larmes. Enfin, la main rigide du gendarme me rend mes papiers. Je n’irai pas au bataillon de marche, mais l’émotion a été trop forte. Tout en ramassant mon barda, je sanglote nerveusement sans que je ne puisse rien y faire. À côté, un camarade se fait engueuler à qui mieux mieux.

Ceux qui patientent encore derrière roulent des yeux attérés et me regardent. Comme un clochard misérable, je quitte en courant la rangée de tables et sors par une porte opposée à l’entrée. Je me sens couvert de honte.

Je rejoins les camarades debout dans l’autre partie du camp. Ils ne sont pas couchés sur des lits douillets comme nous le supposions avant d’entrer dans le baraquement. Ils sont debout sous la pluie. Une déception de plus vient ployer davantage leurs épaules.

Pourtant malgré le soufflet que vient de nous administrer la patrie reconnaissante, nous pouvons nous estimer heureux. Trois jours plus tard, nous apprenons la nouvelle. Le lendemain soir de notre passage, alors qu’il reste encore six mille ou sept mille hommes à sauver de l’étreinte ennemie, le Russe attaque. Sans doute découragé, de ne pas avoir encore réussi à reprendre Kiev, où l’armée allemande livre un combat forcené contre un ennemi supérieur en nombre, il décide de nettoyer les poches encore occupées par la Wehrmacht. Vingt-quatre heures après que nous ayons franchi le fleuve, les camarades demeurés à l’est voient soudain les fusées éclairantes inonder de leur lumière blafarde leurs campements de fortune.

Depuis les faibles retranchements creusés sur la ligne de collines bordant le Dniepr, les veilleurs, ceux qui doivent assurer une illusoire protection, voient surgir l’infanterie russe. Ils inondent la terre et hurlent, comme toujours. Les malheureux landser ont vite réalisé. Jamais ils ne pourront arrêter un tel flot. Il y a un moment de désespoir déchirant. Certains s’enfuient. Le bruit assourdissant des lance-bombes soviétiques couvre celui des spandaus et des mortiers légers. Les soviets ivres et poussés par les commissaires du peuple progressent quoi qu’il en coûte.

L’hécatombe est importante. Chaque projectile allemand semble atteindre son but. Néanmoins, le raz de marée rouge progresse inexorablement. Sur l’embarcadère de boue d’où je suis parti, la démence a dépassé la panique. Le chaland qui charge son monde comme d’habitude, est submergé par un flot humain. Ceux qui gardent la tête froide, et ils sont très rares, appellent au calme, menacent et tirent parfois. Un piétinement affreux se poursuit, les amarres du chaland sont rompues. Le bateau se déplace de quelques mètres, secoué par la masse grouillante qui l’envahit. Les bottes frappent et écrasent toutes les mains qui tentent de s’accrocher au bordé. Sur l’embarcadère on se bat entre camarades, certains, surtout des officiers, se suicident. Le chaland fait encore quelques mètres puis, d’un seul coup, s’incline comme un jouet, du côté opposé à la rive. Une grande clameur monte parmi le bruit de la bataille toute proche. Deux cents hommes affolés pataugent, s’agrippent les uns aux autres, tentent de nager. Déjà beaucoup d’entre eux coulent et se noient.

C’est à ce moment qu’Ivan, qui vient de balayer les défenseurs des collines, apparaît au faîte de celles-ci. Beau délassement pour le fantassin ivre qui atteint le summum de son excitation. Un genou à terre, Ivan, riant sans retenue, tire comme à la foire. Des soldats allemands livides se ressaisissent et tirent au F.M.. Ivan ne s’en aperçoit même pas. Les Allemands qui réagissent sont peu nombreux. Plusieurs milliers courent et meurent en hurlant. On tire même sur ceux qui nagent. Les fusées éclairantes sont d’une aide précieuse, sans elles on ne verrait rien des cibles ni du massacre.

Une heure après son apparition au faîte des collines, Ivan est au bord de l’eau. Quelques coups de feu percent encore la nuit de-ci de-là. La victoire est consommée. Ivan n’a plus le goût de rire. Un tiers des soldats allemands échapperont au massacre et connaîtront la captivité. Pour les deux autres tiers, tout est terminé enfin. Ils sont dégagés de leurs responsabilités de soldats. La feld-gendarmerie ne leur reprochera plus rien.

Un peu plus tard, trois camions roulant à l’aveuglette – leurs phares étant presque totalement masqués – sont venus nous prendre. Malgré le mauvais chemin, malgré la surcharge qui risque de rompre les ridelles, cinquante soldats transformés en serpillières, avec tout leur matériel s’empilent sur chaque véhicule. Je suis dans le tas. C’est-à-dire que j’ai une jambe à l’intérieur et l’autre à l’extérieur. Je suis à cheval sur la ridelle arrière. Des types sont complètement suspendus à l’extérieur et se cramponnent en serrant les dents. Nous roulons dans la nuit où tout est calme. Dans quelle direction ? Je ne saurais le dire.

Une heure plus tard, nous arrivons en vue de plusieurs bâtisses. Un faible éclairage bleuté nous révèle discrètement l’agitation qui se déroule par ici. En fait, il y a une succession de bâtiments. Ils sont tous en ligne et de chaque côté de cette ligne, deux espèces de chaussées bordées d’arbres sont encombrées d’innombrables véhicules. Il y a des soldats partout. Certains, à moto, roulent à vive allure. Il y a des officiers, des gendarmes. Les camions stoppent brutalement et tout le monde est invité à descendre. Quoique ayant la sensation d’être sauvés, nous en avons marre. Nous sommes crevés, nous avons sommeil.

Avant que quelqu’un nous prenne en charge, nous patientons encore une bonne demi-heure. Il pleut toujours. Pleut-il ailleurs ? Pleut-il en France ? Ma maison ! Mon lit ! Où sont-ils ? Il n’y a plus que des souvenirs indistincts et dispersés, des choses avec lesquelles j’ai rompu. Il n’y a plus au monde que la Russie. La Russie qui nous enferme dans un immense anonymat où des régiments entiers se perdent avec leur nom.

Enfin, un sous-off vient vers nous. Le responsable du groupe présente des papiers. Une lampe électrique au faisceau volontairement réduit éclaire une quelconque lecture. Puis on nous ordonne de ramasser nos frusques et de suivre le sous-off. Nous entrons enfin sous un toit. Nous en avons tellement perdu l’habitude que chacun le fixe avec autant d’intérêt que s’il s’agissait du plafond de la chapelle Sixtine.

— Vous serez dirigés vers votre unité un peu plus tard, clame le sous-off qui, lui aussi, a l’air d’en avoir plein les bottes. En attendant essayez de vous reposer ici.

Nous ne nous le faisons pas répéter deux fois. Il n’y a dans le local sans lumière que quelques bancs et quatre ou cinq grandes tables que nous découvrons à la lueur de quelques lampes de poches. Chacun s’étend où il peut. Jamais aucune plage de la Côte d’Azur, même au mois d’août, ne connaîtra une telle cohue. Nos têtes endolories cherchent un appui. La jambe, les fesses, les bottes d’un camarade servent d’oreiller. Qu’importe ! Au moins, ici, il ne pleut plus. Certains ronflent déjà. D’autres essaient de songer qu’ils sont ailleurs. Malgré la rudesse de l’accueil qui nous a été fait, chacun a le sentiment que tout va mieux. Que la vie nous offre à nouveau ses possibilités. Chacun rêve de la perme que nous allons forcément obtenir. Ce n’est qu’une question de patience… La patience ! De combien de minutes, d’heures, de mois de patience devrons-nous encore faire preuve ?