Mais le loisir du rêve n’appartient pas au soldat du front.
Le manque de repos que nous avons amoncelé nous serre les tempes. Comme des malades au bord de l’évanouissement, nous sombrons dans un sommeil opaque.
Nous avons sans doute dormi longtemps. Il fait grand jour lorsqu’un brouhaha nous réveille. Puis un coup de sifflet prolongé nous invite à nous lever. Nous sommes sales et horriblement fripés. Si le Führer nous voyait, peut-être nous renverrait-il dans nos foyers, à moins qu’il ne nous fasse tous passer par les armes. Le sous-off qui vient d’entrer nous regarde aussi avec surprise. Il n’a peut-être jamais imaginé, lui non plus, l’armée allemande dans un tel état. Il parle de je ne sais trop quoi. Je ne suis pas encore tout à fait réveillé et je ne fais qu’entendre son baragouinage plutôt que je ne l’écoute. Il est question de nous tenir prêts. Nous allons être ramenés au sein de notre unité.
Il y a un service sanitaire installé dans une des baraques, mais nous avons peu de chances d’y pénétrer. Il est envahi sans discontinuer et, à ce rythme, notre tour ne viendra que dans la soirée. On nous signale quand même de grands fûts d’essence vides remplis d’eau qui peuvent servir de lavabos. Nous sommes encore tous trop crevés pour aller barboter. Comme il est loin le temps des casernes où aucun d’entre nous n’aurait souffert la moindre tache à sa vareuse ! Finie la théorie sur l’hygiène indispensable, ici, des soucis plus importants nous préoccupent. Et puis, il fait aujourd’hui un froid de canard. Personne ne songe à ôter même la toile de tente qui pendeloque sur nos épaules.
Moi, j’ai très froid. Je frissonne même. J’ai une fois de plus l’impression d’être malade. Il faut sortir pour aller chercher quelque chose à la cuisine de campagne. Notre cohorte de clochards fait maintenant la queue, dans le vent humide et froid qui pousse des masses de brouillard au-dessus du Dniepr. Deux cuistots versent de grosses louches de soupe brûlante dans nos gamelles sales dont la peinture s’est détachée par plaques. Nous nous attendions à l’ersatz habituel, et c’est de la soupe que nous recevons. C’est que l’heure de l’ersatz est passée depuis longtemps. Les cuistots nous servent la soupe de onze heures avec de l’avance ; ordre spécial, pour nous autres naufragés. Chacun accepte la soupe avec bonne humeur. Ce mélange brûlant nous fait beaucoup de bien.
Un hauptmann passe près de notre troupe et s’arrête. Il cherche visiblement notre chef de groupe. Celui-ci, un leutnant, se lève et s’avance vers lui.
— Camarade, déclare seulement le capitaine, vous avez ici la possibilité de vous nettoyer, je pense que vous devriez y songer.
— Jawohl, Herr Hauptmann.
Sur l’ordre de notre chef de groupe, nous nous dirigeons vers les tonneaux situés sous le rebord du toit d’un des baraquements. Nous jetons un coup d’œil torve en direction de celui qui abrite le service sanitaire et ses douches chaudes. Trois cents militaires l’assiègent et font la queue pour bénéficier de ce qui constitue une aubaine, à vingt ou trente kilomètres du front.
Déjà chacun se dévêt plus ou moins. Une fois le principal retiré, on peut plus aisément se gratter la couronne de poux qui harcèlent particulièrement à la hauteur du ceinturon.
Notre élan est interrompu par l’ordre de départ. Je suis presque content. Il fait si froid que l’idée de me foutre quasiment à poil dans ce courant d’air humide ne m’enchantait guère. Je préfère encore mes poux, bien au chaud contre mon maillot de corps gris et mon estomac vigoureux de famine. Et puis, je suis malade, il n’y a plus à en douter. Les frissons ne me lâchent plus. J’ai froid jusque sous la plante des pieds. Nous grimpons dans des camions découverts. Comme toujours, nous sommes en surnombre, il faut se tasser. Pas question de se plaindre, cela vaut quand même mieux qu’une marche à pied. L’ennui est que par la suite, il m’arriva une histoire stupide qui me mit dans une situation des plus grotesques.
Les camions roulent. Ils roulent d’ailleurs sur un chemin transformé en marais. Le véhicule qui nous suit soulève, des deux côtés de ses ailes, une frange de bouillasse au point qu’on pourrait le confondre avec une arroseuse municipale. Cette scène me rappelle étrangement la retraite du Don. La Russie n’est donc qu’une étendue de merde ? Toutefois, de noires forêts couvrent l’horizon au nord, là où nous nous dirigions. Il y a quelques explosions que porte le vent, rien de grave. Le temps est couvert et menaçant de pluie.
Coincé entre deux camarades, je brinquebale au rythme lent des camions qui s’arrachent péniblement à la fange. Je suis mal à l’aise. Mes lèvres et ma figure me semblent brûlantes. Le moindre petit souffle d’air me gèle la peau du visage. Une douleur brutale m’envahit le ventre et provoque dans tout mon corps une succession de frissons fort désagréables. J’attribue tout cela au surmenage des temps derniers. Hélas ! je n’en suis pas guéri pour autant. Je dois être plus cadavérique que jamais, je le sens, j’en ai l’intuition. Les tripes me tordent de plus en plus. Bien entendu, personne ne fait cas de mon teint. Tout le monde s’en fout et je ne suis sans doute pas le seul à avoir mal au sac. J’ai si mal au ventre que j’essaie, malgré l’encombrement, de me plier un peu en avant. Le gars à côté de moi s’aperçoit que je gigote et tourne vers moi sa gueule hirsute. Comme je continue de plus belle, il s’impatiente.
— Doucement, camarade… on va bientôt arriver, dit-il sans avoir plus que moi une idée de notre destination.
— J’ai diablement mal au ventre.
— Tu choisis mal ton moment pour chier.
Brusquement, l’idée effectivement m’assaille. De toute évidence, un besoin de plus en plus urgent se précise. La colique tourne dans mon ventre et menace à chaque instant de s’extérioriser. Je ne peux tout de même pas faire stopper un convoi militaire pour une envie de chier !… L’idée me fait sourire à travers les frissons et les crampes qui me retirent, il me semble, la salive de la bouche. Je suis dans une situation grotesque. Et pourtant il va falloir trouver une solution. Ce convoi roule en pleine forêt et rien, semble-t-il, ne justifie une halte. Et même si nous arrivions dans un quelconque cantonnement dans la minute qui suit, je ne pourrais pas filer des rangs comme cela sans autre motif. On risquerait d’ouvrir le feu sur moi, pensant à une désertion.
Bon Dieu de bon Dieu ! Tiendrai-je encore longtemps ? J’essaie vainement de penser à autre chose. Rien n’y fait. La colique monte en moi et me donne la chair de poule. À la fin je n’y tiens plus.
— Un peu de place, les gars, fis-je, avec une grimace. J’ai une diarrhée et je ne peux faire autrement…
Les types ne semblent pas m’entendre. Le camion fait du bruit, il faut dire. Je suis obligé d’insister et de jouer des coudes. Mes compagnons s’écartent de dix centimètres sans me prêter d’autre attention. Malgré mon indisposition, je me sens devenu rouge de confusion. J’essaie vainement de me débarrasser de l’essentiel. Je manque de place et bouscule le gars d’à côté.
— Doucement, fait l’autre, tu chieras à l’arrivée.
— Je te dis que je suis malade, bon Dieu.
Il grommelle et déplace un pied qu’il ne sait plus où fourrer. Personne ne rit, tout le monde reste indifférent à mon infortune. Je lutte désespérément avec mes frusques, empêtré dans tout le barda, sans parvenir d’ailleurs à me dévêtir le bas du corps. Finalement, je me rends compte que je ne peux plus rien. L’évacuation s’est faite malgré moi, et coule d’une façon détestable le long de mes jambes. Personne ne s’aperçoit de mon incommodité qui me laisse dans un malaise indescriptible.
Le ventre me fait douloureusement mal et je plonge dans une torpeur hébétée qui m’empêche de juger le côté comique de ma situation. En fait, rien n’est tellement comique. Je suis très malade, la tête me tourne et me brûle. La fièvre sans doute. Ce sont là les premiers symptômes d’une dysenterie dont les séquelles me poursuivront ma vie entière.