Выбрать главу

Les camions roulent encore longtemps. À deux autres reprises je ne peux retenir la diarrhée, ce qui n’aggrave guère davantage mon état. Je donnerais sincèrement dix ans de ma vie pour pouvoir me nettoyer et dormir dans un lit chaud. Frissons glacés et bouffées de chaleur continuent à alterner tandis que des douleurs de plus en plus vives me déchirent les intestins.

Lorsque, au bout d’un temps interminable, je suis entraîné au bas du véhicule pour me présenter à l’appel de notre nouveau cantonnement, il me semble que je vais tourner de l’œil. Je lutte instinctivement pour ne pas perdre connaissance, bien que tomber évanoui serait le meilleur moyen de me faire porter à l’infirmerie. Mais tout mon être s’acharne à demeurer lucide. Je demeure debout parmi les camarades, tous préoccupés par leur sort. Néanmoins, mon aspect de moribond n’échappe pas à l’officier chargé de recensement. Je réponds à ses questions en bafouillant. La cadence de l’appel est rompue à cause de moi.

— Qu’avez-vous ? questionne l’officier que je distingue comme un cliché flou.

— Je suis malade… Je suis… Je bafouille lamentablement.

— D’où souffrez-vous ?

— Le ventre… et j’ai la fièvre… pourrais-je me nettoyer, s’il vous plaît, Herr…

— Faites-le passer en priorité à la visite médicale, continue l’officier en s’adressant à un subordonné.

Celui-ci s’exécute et me prend par le bras. Enfin quelqu’un me vient en aide ! Je ne peux y croire.

— J’ai une diarrhée aiguë, je dois me nettoyer, murmurai-je en marchant.

— Vous trouverez ce qu’il faut au bloc sanitaire, camarade.

Me voici à l’infirmerie derrière une queue d’une trentaine de types. Les douleurs abdominales me tirent les tripes à m’en faire gueuler. Je sens que je ne vais pouvoir éviter une autre évacuation. D’un pas qui se veut décisif, je quitte le rang en titubant. Je sors et trouve la pancarte qui indique la direction des feuillées réglementaires. En toute hâte je gagne ceux-ci. Une fois soulagé, j’hésite à remonter mon pantalon pestilentiel. Je suis dans un état incroyable. Un détail m’impressionne. Il me semble remarquer du sang dans mes excréments. Je regagne l’infirmerie pour y patienter encore au moins une demi-heure. Puis c’est mon tour. Les uns après les autres, je retire mes oripeaux nauséabonds. Il y a là deux femmes soldats et je suis assez gêné malgré mon malaise.

— Qu’est-ce que c’est que ce saligaud ? vocifère un des infirmiers, sans doute encore habitué à la devise Ein Laus, der Tod !

Je regarde la grande table derrière laquelle est installé le service sanitaire comme un tribunal devant lequel il m’est impossible de plaider non coupable.

— Diarrhée dysentérique, murmure un comparse du type, choqué par la merde qui me court jusqu’au dessous du genou.

— À la douche ! À la douche ! cochon ! persiste l’autre. Nous verrons ton cas ensuite.

— Je ne demande pas mieux. Il y a si longtemps que je rêve d’une douche.

— Le bâtiment juste en face, m’indique le toubib qui a hâte de voir autre chose.

Je jette ma capote sur mes épaules décharnées et file dehors. Puis je pénètre dans le bâtiment-douche. Heureusement, il n’y a personne d’autre qu’un type à l’air ahuri qui lave par terre.

— Est-ce qu’il y a de l’eau là-dedans, camarade ?

Il redresse la tête et sourit d’un air bête.

— Tu veux de l’eau chaude ? questionne-t-il gentiment.

— Tu as de l’eau chaude ?

— Oui, c’est pour la lessive de la 16e compagnie ; deux grandes marmites pleines. Je peux t’en passer un peu. Le service de douches n’en donne que de la froide.

Encore un type qui vend sa flotte pour des cigarettes ou autre chose, pensais-je en sursautant de fièvre.

— Je n’ai pas de cigarettes.

— De toute façon, je ne fume pas.

Je demeure interloqué.

— Donne-moi vite de l’eau chaude, camarade, vite.

Déjà le type à l’air con, se précipite.

— Entre là-dedans, tu seras mieux.

Il me désigne une espèce de placard. Deux minutes après, il est de retour avec deux seaux fumants.

— Tu as fait la guerre ? questionne-t-il.

Que veut-il dire ? Je le regarde. Il sourit toujours avec sa tête d’âne.

— Oui, j’ai fait la guerre et je n’ai plus envie de la refaire si tu veux savoir. Je suis malade et dégoûté.

— Ce doit être terrible… Le feldwebel Hulf dit qu’il m’y enverra crever bientôt.

Tout en me lavant le cul avec délice, je le regarde ahuri.

— Il y a toujours des types pour envoyer les autres se faire bousiller, tu sais. Que fais-tu à la division ?

— Il y a trois mois l’armée m’a appelé. J’ai quitté M. Feshter et, après avoir fait un entraînement en Pologne, j’ai été incorporé à la « Gross Deutschland ».

J’en connais un autre, pensai-je.

— Qui est M. Feshter ?

— Mon patron. Un peu sévère mais gentil tout de même. Je travaille chez lui depuis que je suis tout petit.

— Tes parents t’avaient mis à gratter si tôt ?

— Je n’ai pas de parents. M. Feshter m’a recueilli très tôt à la maison des orphelins. Il y a beaucoup de travail à la ferme de M. Feshter.

Je le dévisage. Encore un qui n’a pas dû être à la fête tous les jours. Il sourit toujours. Moi je cramponne mon ventre qui semble, par moments, vouloir se désagréger.

— Comment t’appelles-tu ?

— Frösh. Helmut Frösh.

— Merci, Frösh. Maintenant je vais tâcher d’entrer à l’infirmerie.

Je m’apprête à sortir, lorsque je remarque une silhouette courtaude et trapue dans l’encadrement de la porte. On nous observe. Je n’ai pas le temps de dire un mot que déjà la silhouette beugle :

— Frösh !

Frösh s’est retourné et court à sa serpillière.

— Frösh ! ici !

Lentement je sors et essaie de passer inaperçu.

De toute façon, l’attention du feldwebel est concentrée sur Frösh.

— Vous avez abandonné votre travail, Frösh !

— Je demandais des explications sur la guerre, Herr Feldwebel.

— Je vous ai interdit de parler pendant votre corvée punitive, Frösh, sauf pour répondre à mes questions.

Frösh allait dire quelque chose. Il y eut un « plak » sonore qui me fit me retourner. La main encore levée du feld venait de gifler à toute volée l’ami Frösh. Je m’éclipsai hâtivement tandis qu’une marée d’insultes déferlait au visage de l’infortuné garçon.

— Fumier, pensai-je à l’égard du feld.

L’aide du major me passa la visite sans enthousiasme. Je comprends fort bien que ce demi-toubib n’éprouve aucun plaisir à ausculter des merdeux comme moi à longueur de journée. D’autant plus que nul honoraire ne l’obligeait à être aimable comme peut l’être un médecin de famille.

Après m’avoir tripoté un peu partout, son doigt s’introduisit dans ma bouche et il vérifia l’état de mes dents. Finalement il ajouta des tas de numéros et d’inscriptions à une fiche qui fut agrafée à mes papiers militaires, et je suivis la file des tables jusqu’au service opératoire proprement dit. Cinq ou six types consultèrent mes papiers, et on me demanda de dégager les hardes que j’avais hâtivement jetées sur mes épaules et qui cachaient ma « poitrine olympique ». Un sauvage, qui devait être charcutier dans le civil, m’administra une piqûre dans le pectoral gauche et je suivis un autre militaire qui me conduisit au bâtiment des « reconnus ». On vérifia, une fois de plus, mes papiers et-on m’indiqua, ô miracle ! un plumard ! En fait, une simple paillasse recouverte d’une enveloppe grise, sans couverture ni drap, mais c’était tout de même un lit sur un croisillon de bois, un lit dans un local sec et sous un toit.