Je m’y laissai choir lentement pour mieux apprécier. Ma tête bourdonnante de fièvre vagabonda en mille rêves. À force de coucher dehors, j’avais oublié l’impression de bien-être que l’on peut ressentir en s’allongeant sur un matelas doux et propre. La salle était pleine de lits semblables, sur lesquels des types reposaient en geignant plus ou moins. Je ne les vis pas plus qu’on ne remarque la couleur de la tapisserie d’une chambre d’hôtel pas tout à fait à son goût. Malgré le mal qui me harcelait, je me laissais griser par ce nouveau bien-être. Puis je pris l’initiative de me dévêtir en partie. Ma capote souillée et ma toile de tente me servirent de couverture. Je m’y blottis sentant que j’étais sauvé. Je demeurai longtemps dans un demi-sommeil à rêvasser, tout en essayant de contrôler les crampes qui nouaient mes boyaux.
Puis, deux infirmiers arrivèrent munis de tout un appareillage. Sans crier gare, ils écartèrent ce qui faisait office de couverture et s’exclamèrent.
— Tourne ton cul, camarade, nous allons te laver l’intérieur.
Sans que je puisse réaliser parfaitement, on me gratifia d’un lavement copieux. Puis, les joyeux drilles filèrent à un autre patient, et me laissèrent avec quelque chose comme cinq litres d’eau, additionnée de je ne sais quel médicament, gargouillant dans mon abdomen douloureux.
Je n’ai pas de grandes connaissances médicales, mais il m’a toujours semblé bizarre que l’on administre un lavement à quelqu’un souffrant déjà d’une trop grande facilité d’évacuation. Le fait est, que ces deux alchimistes du diable, qui revinrent à deux autres reprises, contribuèrent à me faire passer une nuit et une journée affreuses, où je ne connus qu’un va-et-vient entre les feuillées battues par un vent glacial et mon reposoir qui perdit, à cause de cela, beaucoup de son charme.
Deux jours plus tard, donc, je fus considéré comme guéri et réexpédié à la compagnie sur mes jambes flageolantes. La compagnie, la mienne, celle que nous avions formée au groupe d’airain, stationnait de fait dans les alentours immédiats de la division, à environ huit ou dix kilomètres, dans un bled minuscule et quasiment abandonné des civils russes. Malgré la joie énorme des retrouvailles – tous les copains étaient là, même Olensheim qui, une fois guéri, avait lui aussi rejoint le groupe – mon état demeura aussi précaire que la veille de mon admission à l’infirmerie.
Mes bons camarades, Halls, Lensen, l’ancien, me choyèrent et firent tout pour me guérir. Ils insistèrent surtout beaucoup pour me faire avaler de la vodka, seul remède valable selon eux. Malgré tous ces excellents soins, mes visites précipitées au petit coin ne diminuèrent pas et la vue de mes excréments sanguinolents inquiéta même l’ancien qui m’accompagnait aux chiottes, de peur que je ne perde connaissance. À deux autres reprises, sur les conseils des amis, j’essayai de me faire réadmettre à l’hôpital de campagne, submergé par les blessés de Kiev. Mes papiers prouvaient que j’étais guéri et rien n’y fit.
Mon état prit un aspect tragique. J’étais devenu diaphane, et je ne quittais plus ma paillasse installée à l’abri d’une isba. Fort heureusement, un service réduit me permit de demeurer sur mon lit de douleur. À plusieurs reprises, les copains prirent ma garde et mon tour de service. Tout allait bien à la compagnie sous les ordres de Wesreidau. L’ennui était que nous étions, malgré tout, toujours dans un secteur opérationnel et qu’à tout moment, notre groupe pouvait être expédié pour boucher quelque trou. L’ancien, avec sa grande expérience devant laquelle tous s’inclinaient, insistait pour que je me fasse reconnaître avant qu’un ordre quelconque ne nous expédie sur une position exposée. Il se rendait bien compte que je ne tiendrais pas le coup et je n’en doutais d’ailleurs pas moi-même.
Un certain soir, huit jours environ après avoir quitté l’infirmerie, je me mis à divaguer sérieusement. Il y eut un combat aérien mémorable au-dessus de nous, sans que j’en prenne conscience.
— À un certain point de vue, on t’enviait, plaisanta Halls.
Mon brave camarade visita pour moi Herr Hauptmann Wesreidau. Il n’eut guère le temps de lui expliquer. Notre capitaine recevait à ce moment un message nous concernant. Wesreidau se dressa souriant, me raconta Halls.
— Les enfants, nous levons le camp, séance tenante, pour nous installer sur une zone d’occupation à au moins cent kilomètres à l’ouest. Il y aura un certain travail à accomplir mais, en fait, nous partons au repos. Dites à votre compagnon malade de tenir encore vingt-quatre heures, mon garçon. Annoncez la nouvelle. Tout va aller mieux pour nous tous.
Halls claqua les talons à s’en briser les tibias et sortit comme un ouragan. Dans toutes les cambuses qu’il croisa, il entra et sema le bordel en clamant la bonne nouvelle. Puis, il déboucha en trombe dans notre baraque et me tira de ma torpeur à force de secousses.
— Tu es sauvé, Sajer ! gueulait-il. Tu es sauvé ! Nous partons au repos ! Trouvez toute la quinine qui traîne là-dedans, brailla-t-il en s’adressant aux autres. Il faut qu’il tienne le coup au moins vingt-quatre heures.
Malgré ma grande faiblesse, la joie de Halls, si communicative, faisait couler en moi comme un baume réparateur.
— Tu es sauvé, insistait-il. Et tu te rends compte ! Avec une tête pareille non seulement on va t’accepter à l’hôpital, mais tu n’y coupes pas d’une permission. Tu as une veine inouïe !
Chaque mouvement se répercutait dans mon ventre qui semblait se liquéfier. Néanmoins, je me mis en devoir de grouper mes frusques. Partout les types bondissaient à leurs préparatifs. Je plaçai à portée de la main mon paquet de courrier, qui m’avait été remis dès mon retour au sein de la division. Le mien était volumineux ; une douzaine de lettres écrites par Paula m’aidèrent énormément à supporter mon mal. Il y en avait aussi trois de mes parents, pleines de questions, d’inquiétude et de remontrances pour mon manque de vigilance à donner de mes nouvelles. Il y en avait également une de Mme Neubach. Je trouvai quand même la force d’écrire à tout le monde, mais je ne doute pas de l’incohérence des mots que la fièvre m’empêchait de juger.
Finalement, nous partîmes, et je fus installé dans la cabine fermée d’une petite camionnette Auto-Union. Nous gagnâmes ainsi les alentours de Vinitza par des routes et des chemins dignes de l’époque carolingienne. D’incroyables bourbiers, que la pluie avait délayés, noyèrent à plusieurs reprises nos mécaniques réticentes. Je crus, un moment, avoir traversé les marais du Pripet tant redoutés et que nous savions tout proches. En fait, nous les avions contournés et évités. Nous roulâmes sur d’étonnantes chaussées de bois qui semblaient flotter sur la mer de boue. Ces chemins de bois irréguliers, sur lesquels on ne pouvait évidemment rouler à grande allure, se révélaient efficaces par temps de pluie. Ils étaient faits de rondins plus ou moins fendus, larges de trois à quatre mètres et soutenus par je ne sais quel blocage.
Nous mîmes au moins huit heures pour parcourir cent cinquante kilomètres. Il faisait un temps horrible et froid. Des flocons de neige se mêlaient aux bourrasques de pluie qui nous protégèrent néanmoins de l’aviation soviétique particulièrement virulente à cette époque.
Je fus immédiatement hospitalisé, en même temps qu’une demi-douzaine de camarades de la même compagnie. La diarrhée était à la mode à cette période et un détachement de spécialistes me la stoppèrent en un temps record. Mes copains stationnaient à vingt-cinq kilomètres de là et je savais que j’irais les rejoindre facilement lorsque je serais guéri.