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Les docteurs eurent certaines difficultés à me remettre sur pattes. La maladie avait été attaquée tardivement et avait fait de gros ravages dans ma « flore intestinale », m’entendis-je dire…

Effectivement, malgré l’efficience des soins, je traînai une bonne quinzaine sans pouvoir bouffer et à dormir debout. Quotidiennement, j’offrais mon cul aux piqueurs qui le transformèrent en pelote d’épingles pour couturière. Deux fois par jours, je suçais un thermomètre médical sans goût qui marquait obstinément 38°.

L’hiver était là, et je jubilais tout de même en voyant tomber la neige derrière la fenêtre fermée d’un dortoir chauffé. Je savais les copains momentanément hors de danger, et j’ignorais dans ma béatitude que tout allait de mal en pis sur l’ensemble du front.

Le journal du front ne publiait plus que des photos d’artilleurs installant, avec le sourire, leur position et leurs quartiers d’hiver, et des articles parlant de tout et de rien. Halls était venu me voir deux fois avec le courrier. Il avait réussi à devenir aide du vaguemestre et venait donc sans difficulté jusqu’à moi. Il était heureux pour des riens et sautait de joie en m’évitant dans les bagarres de boules de neige. Lui aussi ignorait la réalité pesante qui allait bientôt nous faire connaître la pire des retraites, nous faire voir le fond de l’horreur.

Environ trois semaines après mon entrée à l’hôpital une nouvelle merveilleuse m’arriva. Je fus convié à me rendre au bureau des sorties. Là, un spiess s’informa de mon état de santé. J’en tombai (moralement) sur le cul ! Comme tout allait mieux maintenant, il m’annonça qu’une permission allait venir parachever mon rétablissement.

— Je pense, ajouta-t-il, que vous préférez passer votre convalescence chez vous que dans cet hôpital militaire ?

Je répondis un oui timide, de crainte de froisser le brave homme pour son hospitalité. Je me retrouvai donc, au comble de ma joie, avec une perme un peu plus courte que la première, mais qui m’autorisait tout de même à prendre dix jours à partir du moment où la gendarmerie l’aurait oblitérée. Ma pensée fila droit vers Berlin et vers Paula. Je tâcherai d’obtenir pour mon amie une autorisation de venir avec moi chez moi en France. Et si cela n’était pas possible, je demeurerais à Berlin auprès de mon adorée.

Malgré la faiblesse qui endiguait encore mes mouvements, je sautais de joie. En un temps record, mes préparatifs furent faits, et c’est le sourire aux lèvres que je franchis le guichet. Je laissai toutefois un message pour mes copains, m’excusant de ne pouvoir leur rendre immédiatement visite. Ils comprendraient à coup sûr.

Mes bottes astiquées faisaient un bruit feutré sur le chemin enneigé qui menait à la gare. J’étais si joyeux, malgré le ciel sombre, que je jetais des saluts aux Russes que je croisais. Mon linge, ma tenue, tout avait été passé à l’étuve et était propre et réparé. Je me sentais net et neuf. J’oubliais les tourments de la veille et remerciais intérieurement l’armée allemande et le Führer qui avaient fait de moi un homme sachant apprécier avec lucidité les draps d’un lit propre, un toit qui arrête la pluie, un camarade qui n’a rien d’autre à offrir que son dévouement. J’étais nouvellement heureux. J’avais honte d’avoir eu peur et d’avoir désespéré. Je regardais de très haut les rares difficultés que j’avais connues avant guerre et qui m’avaient quelquefois rendu grognon. Qu’est-ce qui pourrait m’attrister maintenant ? Quelle déception pourrait me rendre sombre et grincheux ? Peut-être si Paula me disait brusquement qu’elle ne m’aimait plus !

Oui, peut-être !

Mais j’avais maintenant la sensation d’être guéri de bien des choses. Par la pensée, devant la réalité de certains moments, j’avais imaginé tout cela. J’avais envisagé la mort des miens, voire de ma mère. Je m’étais dit que je me ferais à tout cela pourvu que la bourrasque de feu s’arrête. J’avais demandé pardon à toutes les puissances surnaturelles pour ces pensées, mais j’étais prêt à affronter ces malheurs pour que le carnage se limite un peu.

La guerre semblait avoir fait de moi un homme insensible ou un monstre d’indifférence. Mes dix-huit ans ne sonneraient que dans deux ou trois mois et j’avais l’impression d’être un homme et d’en avoir au moins trente-cinq. Je me rends compte d’autant mieux de cela maintenant que j’ai atteint cet âge…

La paix qui a suivi m’a apporté bien des douceurs. Mais rien d’aussi constructif. Je n’ai jamais retrouvé les mêmes raisons de vivre, la même foi d’aimer, le même sentiment d’absolu. Je constate actuellement avec horreur que la paix n’apporte rien d’autre que la monotonie. Pendant les durs moments de la guerre, on souhaite la paix à en crier. Pendant les heures de paix, on ne peut tout de même pas, même timidement, souhaiter la guerre !

La gare était une sorte de cul-de-sac. Devant l’esplanade qui remplaçait les quais, trois larges voies russes se regroupaient un peu plus loin par deux aiguillages, tandis qu’un tronçon de rail se perdait à cinq cents mètres, sans raison apparente. La neige molle assourdissait les bruits et faisait apparaître, noir et froid, ce qu’elle n’avait pas recouvert.

Quelques chariots, quelques caisses vides traînaient sur ce lieu particulièrement désert. Près du bâtiment principal, trônait un tas de caisses bien rangées et marquées d’un WH. À l’intérieur, autour d’un poêle rouge, quatre ou cinq cheminots russes immobiles sur leur siège semblaient morts d’ennui. Partout où mon regard avait pu fouiller, aucun train en partance ou arrivant à l’horizon n’était visible. Seule une grosse locomotive éteinte semblait terrassée par un service d’un siècle. Je n’ai plus aucun souvenir du nom de cette espèce de gare. Peut-être n’en avait-elle pas, ou bien portait-elle une pancarte dissimulée dans quelque coin, comme pour nous cacher, à nous autres Européens, ses caractères illisibles. Le passage d’un train en ces lieux semblait aussi incertain que le retour du printemps, avant une très longue période.

Malgré le titre de permission qui, depuis ma poche, réchauffait tout mon être comme un brasero bienfaisant, je me sentis soudain affreusement égaré dans cette Russie lourde d’espace. Instinctivement, je me rapprochais de la bâtisse où les employés du chemin de fer russe semblaient plus inertes que tous les employés des postes que j’ai pu voir en France. Je savais que je ne pourrais que très difficilement me faire comprendre, car même si l’un d’eux parlait allemand, je le parlais moi-même si mal que mon langage était difficilement compréhensible pour mes propres compagnons d’armes. Je passai à plusieurs reprises devant la porte vitrée, quêtant du regard un quelconque renseignement. Comme personne ne bougeait, je collai mon nez à la vitre. À l’intérieur, quatre cheminots en civil et portant seulement un brassard crasseux ne levèrent pas pour autant le regard vers moi. À leurs côtés, à ma grande stupéfaction, un militaire grisonnant et habillé de feldgrau semblait, lui aussi, plongé dans la même inertie. Je regardai une autre fois pour être sûr de ne pas rêver. Effectivement un soldat du Reich somnolait de concert avec l’occupé russe. Énervé, je poussai violemment la porte, pénétrai dans la pièce où une chaleur bienfaisante me monta aux joues, et saluai d’un grand geste réglementaire. Exprès, je claquai très fort des talons. Le bruit se répercuta comme un coup de feu dans la calme tiédeur de cette singulière gare.

Les Russes eurent un sursaut et se redressèrent lentement. Mon demi-frère de race et d’uniforme changea seulement une jambe de place. Il semblait avoir la cinquantaine.