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— Que désires-tu, camarade ? fit-il sur un ton de commerçant qui songe à revendre son fond.

Je restai un moment sans répondre devant une telle désinvolture.

— Eh bien, je désirerais connaître l’heure du prochain train en partance pour la patrie, fis-je, plus allemand que le premier des Allemands. Je pars en permission.

L’autre se leva enfin. Souriant, il s’appuya sur la table et, comme un rhumatisant, s’approcha.

— Tu pars en permission, petit, continua-t-il sur un ton jovial qui m’agaçait. Beau moment que le temps des permissions.

— À quelle heure ai-je un train ?

Je voulais couper court à une conversation que je sentais venir.

— Tu as un drôle d’accent, de quel endroit es-tu ?

J’étais débusqué une fois de plus. Mes joues se colorèrent sans doute.

— J’ai une parenté française, fis-je, presque en colère. Mon père… J’ai vécu toute ma jeunesse en France. Néanmoins, il y a bientôt deux ans que je me bats pour l’Allemagne.

— Tu es français ?

— Non, ma mère est allemande.

Je grinçais les dents d’énervement et l’autre ne semblait pas s’en rendre compte.

— Mais c’est le père qui compte dans ce cas-là, voyons.

Il se mettait en colère, lui aussi.

— Vous vous rendez compte, fit-il en s’adressant aux popovs, qui, de toute évidence, ne comprenaient pas, ils ont même pris des gamins en France !

— À quelle heure ai-je un train ?

— Ne t’inquiète pas pour les trains, ici ils viennent quand ils peuvent.

— Comment !

— Il n’y a pas d’horaire, qu’est-ce que tu crois ? Ce n’est pas le Reichbahndienst ici.

— Mais enfin…

— Il arrive des trains de temps à autre, oui bien sûr, mais d’une façon si inattendue !

Il eut un sourire et un geste large.

— Assieds-toi avec nous, tu as le temps.

— Mais non, je n’ai pas le temps. Il faut que je file, je ne vais pas me mettre à roupiller avec vous.

— Comme tu voudras. Si tu préfères piétiner dans la neige… Ou alors marche jusqu’à Vinitza. Là il y a des trains plus réguliers. Seulement, je te préviens, il y a soixante-dix kilomètres à travers bois. Et il y a aussi leurs petits copains qui ne sont pas d’accord avec Adolf et qui pourraient bien mettre un terme à ta permission.

Il regardait les Russes en souriant. Les Soviétiques souriaient sans comprendre.

— Comment ça, que voulez-vous dire ? fis-je, candide.

— Les partisans pardi !

— Il y a de ces salauds ici aussi ?

Il me regarda, suffoqué cette fois.

— Qu’est-ce que tu crois ? Il y en a aussi en Roumanie, en Hongrie, en Pologne et même peut-être en Allemagne.

J’étais atterré.

— Allons, assieds-toi, petit, tu n’es pour rien dans toute cette histoire ; ce serait trop bête que tu te fasses descendre comme ça pour gagner quelques heures. J’ai réussi à avoir du vrai café à la cuisine. Ce gros… (il cita un nom) est un brave type. Lui aussi, il en a assez de jouer au soldat.

Il rappliquait avec une grosse cafetière empruntée à l’armée.

— On boit du café à devenir fou ici, fit-il, en regardant les popovs qui souriaient toujours.

J’étais décontenancé.

— Puis-je savoir quelle est votre occupation ?

— Bah ! fit-il, en colère… je dois garder ce tas de caisses (il montra les caisses W.H.), la gare et ces pauvres types (il désigna les quatre Russes). De quoi ai-je l’air à cinquante-sept ans en train de jouer les sentinelles alors que j’approchais de ma retraite ? Parce qu’il faut vous dire, jeune homme, que j’ai trente ans de service à la société de chemins de fer de Prusse et d’Allemagne. C’est d’ailleurs pour ça que je me retrouve ici après avoir été mobilisé à la Reichbahn. La spé-cia-li-sa-tion ! voilà. Pas d’effort inutile ! Tout le monde à sa place. La force efficiente ! Sieg Heil ! brailla-t-il. Ce que j’en ai marre !

Il cogna un grand coup la cafetière sur la table. On se serait cru dans un bistrot parisien. J’étais sens dessus dessous.

— Vous avez pris cette cafetière à l’armée, lui fis-je remarquer, suivant toujours mon idée première.

Le bougre me regarda et posa lentement le récipient. Il s’empara d’un gobelet de bouteillon dans lequel fumait un café brûlant. Il me le tendit. Son visage avait changé d’expression.

— Bois ça, petit.

Il y eut un moment de silence, puis il reprit de ce ton calme et grave qu’on interrompt difficilement :

— Écoute, petit, j’ai cinquante-sept ans. J’ai fait la guerre 14-18 dans la cavalerie, et j’ai été prisonnier deux ans en Hollande. Il y a déjà trois ans et demi que je porte à nouveau le feldgrau que tu vois là sur mon dos. J’ai trois fils sur les différents fronts que notre chère patrie entend défendre. Je suis un vieil homme et, si j’ai brûlé à d’autres époques pour des politiques maintenant révolues, je me fous de celle d’aujourd’hui comme de cette cafetière. Alors, bois ce café qu’elle nous a permis de faire chauffer et oublie un peu que tu as quelque chose à faire dans cette histoire.

J’étais ahuri.

— Je ne suis ni spiess, ni hauptmann, ni le Führer. Je ne suis qu’un vieil employé de chemins de fer qu’on a obligé à changer de tenue. Alors tu peux t’asseoir et boire ce café calmement.

— Mais ce que vous dites là est scandaleux, vous rendez-vous compte qu’à chaque instant des soldats allemands meurent pour l’Allemagne et que…

— Si l’Allemagne a besoin de quelque service, je veux bien reculer l’heure de ma retraite de quelques années.

— Mais, mais…

Je suffoquais. Je ne trouvais pas de mots pour traduire tout ce que l’idéalisme allemand avait exalté en moi. J’avais souffert déjà largement des démentielles servitudes de la guerre, mais je ne pouvais pas concevoir un autre mode de vie que celui qu’on m’avait enseigné. Je sentais que l’essentiel échappait à cet homme et que je ne pouvais malheureusement pas m’exprimer. Peut-être étais-je trop jeune pour comprendre, je n’en suis pas sûr.

— Je ne partage pas vos opinions, hurlai-je hors de moi. Si tout le monde pensait comme vous, plus rien ne vaudrait la peine. Votre raisonnement rend votre existence dénuée d’importance, sans valeur.

Son fusil traînait, abandonné, dans un coin de la pièce.

— Cette arme pourrait tomber entre les mains de vos amis, fis-je remarquer en désignant les popovs. Y avez-vous pensé ?

Je crus qu’il allait me foutre dehors, mais son attitude était loin d’être conforme au règlement. Il eut sans doute des craintes.

— Je rapporterai cette cafetière dès que nous l’aurons vidée, fit-il avec un rire amer. En veux-tu encore un peu ?

Je tendis mon gobelet, content d’avoir ramené un camarade dans le droit chemin.

Il me fallut patienter neuf heures dans cette foutue gare. Enfin, un train que je n’espérais plus m’emmena.

Chapitre XI

En guise de permission : Les partisans

Dans le train que je pris à Vinitza en direction de Lwow et Lublin, je voyageai avec des soldats venus de Tcherkassy et de Krementchoug. J’appris de leur bouche ce qu’avait été l’enfer des batailles qui s’étaient déroulées près de ces villes. Celles-ci étaient d’ailleurs perdues pour nous ou sur le point de l’être. Partout, la supériorité numérique écrasante de l’adversaire finissait par déborder nos positions défendues avec acharnement et au prix de sacrifices impitoyables. Tous ces types partaient, eux aussi, en permission et, malgré leur joie, ils semblaient réellement terrassés par ce qu’ils venaient de vivre.