Des soldats allemands étaient déjà là. Sur une vaste place dont la neige recouvrait la terre battue, une foule importante se pressait, composée de deux éléments. Au centre, des civils bigarrés, hommes, femmes et enfants se tenaient serrés et discutaient bruyamment. Autour de cette masse des soldats allemands, certains en batterie derrière des spandaus, cernaient la place. Vers le centre, mélangé aux civils, un autre groupe fustigeait les indigènes du coin. Leurs gestes étaient larges et leur verbe haut. À droite, près d’une baraque qui semblait être celle de la ville, un troisième groupe de soldats, le doigt sur la détente surveillait une douzaine de Russes allongés sur le ventre dans la neige. Je les crus morts. Pas du tout, ils étaient bien vivants mais on les obligeait à rester dans cette position.
— En voilà quelques-uns qui ont été pris, murmura un soldat près de moi.
Étaient-ils coupables ? Étaient-ils seulement suspects ? Ce n’était pas moi qui posais les questions. Les investigations durèrent au moins une heure. Les popovs sur le ventre devaient avoir les tripes congelées. Il est vrai que nos mitrailleurs allongés derrière leurs pétoires n’avaient rien à leur envier.
Une section S.S. était aussi de la partie de chasse. J’eus l’honneur d’être choisi par eux pour continuer la poursuite avec une centaine de types, qui, tout comme moi, retournaient faire leur devoir. Sans doute, le liséré de ma manche gauche portant l’inscription « Gross Deutschland » attira-t-il leur attention. Les S.S. préféraient avoir affaire à des hommes appartenant à des unités qui portaient un nom plutôt qu’aux divisions anonymes. Sans autre explication, nous fûmes chargés sur les camions du groupe S.S. et nous partîmes dans l’ignorance du sort des civils allongés sur le sol. Vingt minutes plus tard, après avoir traversé une région très vallonnée, nous reçûmes l’ordre de sauter à terre. Un Hauptmann S.S., vêtu d’un long manteau de cuir sombre, s’adressa à notre groupe.
— Vous allez vous déployer vers la droite et monter avec précaution à travers ces bosquets. Une usine que vous ne distinguez pas encore se trouve à un kilomètre à l’ouest. Les témoins russes qui nous accompagnent nous y signalent un important nid de terroristes. Nous devons les surprendre et les anéantir.
Il nomma les chefs de section et nous nous mîmes en branle. Il ne manquait plus que cela ! pensai-je. Sacrée convalescence ! J’aurais mieux fait de rester à l’hôpital de Vinitza.
Bientôt une succession de toits métalliques nous apparut. C’était, sans aucun doute, l’usine en question. Je n’eus guère le temps d’observer le décor. Une rafale de mitraillette pétarada sur la gauche. Les S.S. crièrent :
— Vous êtes pris, chiens ! Inutile de résister.
De toute évidence des partisans russes, faits prisonniers, avaient révélé, sous la menace, le retranchement que nous encerclions maintenant. Une succession de coups de feu partit.
Des abords des hangars le claquement bien caractéristique des mitraillettes russes retentissait. Je m’étais blotti, avec un autre type, sous un arbre court dont les branches chargées de neige descendaient jusqu’au sol. Les sifflets ordonnèrent la marche en avant. Ce serait trop bête de se faire amocher par une poignée de terroristes, pensai-je. Et je ne bougeai pas tout de suite de sous l’arbre. L’autre gars murmura :
— Les sales fumiers. Ils sont pris au nid. Nous allons leur apprendre à faire dérailler les trains !
Il y eut cinq minutes de bagarre fournie. Puis des soldats se redressèrent un peu partout. Une dizaine de civils russes se constituaient prisonniers. Certains chantaient un chant vengeur russe. La plupart criaient « Pitié ! pitié ! » Ils furent bousculés et interrogés avec violence. Encadrés par une trentaine de S.S. ils descendirent vers les camions. Nous pensions que tout était terminé lorsque le capitaine S.S. siffla le rassemblement.
— Ces lâches, dit-il en désignant les prisonniers larmoyants qui s’éloignaient serrés de près par leurs gardiens. Ces lâches prétendent être les seuls ici. Peut-être pensent-ils ainsi sauver ceux qui se cachent encore dans ce fatras. (Il montra l’usine.) Balayez-moi tout cela. Nous devons tous les prendre et trouver les armes qu’ils cachent certainement.
Il n’y avait pas à discuter. La bouche sèche, nous dûmes nous engager délibérément sous les hangars encombrés de mille choses. Se dissimuler là-dedans paraissait facile et cela rendait notre situation encore plus dangereuse. Malgré notre nombre assez important, nous étions loin d’être rassurés. Même si nous venions à bout des partisans, chaque balle qui serait tirée par eux ferait immanquablement mouche. L’idée de notre supériorité ne me remontait pas le moral. Même si je devais être la seule victime dans une armée d’un million d’hommes la victoire, pour moi, demeurerait sans intérêt. Le pourcentage des tués, dont se glorifient parfois certains généraux, ne change rien au sort de celui qui est tombé. Le seul chef qui, à ma connaissance, ait finalement dit une parole sensée lorsqu’il encourageait ses troupes à ne perdre à aucun moment, est Adolf Hitler : « Même une armée victorieuse a ses victimes. »
Que fabriquait-on dans cette usine ainsi perdue dans la campagne ? Des planches peut-être. Une haute scie à ruban encombrait la première partie du hangar. Plus loin, beaucoup d’autres encore. Puis une espèce de drague séjournait avec sa lourde chaîne chargée de godets rouillés. Dans les deux premiers hangars nous ne découvrîmes rien. Les prisonniers avaient peut-être dit la vérité. Mais les ordres étaient de continuer. Notre groupe encerclait la totalité de l’usine et tout le monde convergeait vers le centre. Nous pénétrâmes dans une suite de vastes hangars prêts à s’écrouler. Leur ferraille n’avait, sans doute, jamais été peinte et la rouille avait tout bouffé, comme les vieilles chaînes qui traînent sur les ports.
Un vent assez fort s’était levé et faisait grincer sinistrement l’assemblage disjoint. À part cela, tout était silencieux, et seuls quelques feldgrauen renversant volontairement une plaque de tôle ou un tas de caisses, venaient rompre ce silence inquiétant.
Nous avancions à sept ou huit dans l’ombre d’un bâtiment fort encombré et sans ouverture permettant au jour de pénétrer. Il y eut plusieurs cliquetis que chacun remarqua. Des bruits venaient d’un peu partout, surtout des tôles mal assemblées et secouées par le vent, et personne ne songea à se protéger davantage. Nous savions qu’une désagréable surprise pouvait survenir mais nous ne pouvions que nous y résigner. À l’extérieur, les S.S. venaient de coincer sans doute plusieurs lascars. Deux ou trois coups de feu claquèrent et il y eut différents cris. Les S.S. criaient et poursuivaient quelqu’un. Soudain, le hangar résonna de plusieurs détonations qui emplirent tout son volume. De l’ombre, d’une soupente élevée, quatre ou cinq éclairs avaient jailli. Quatre camarades poussèrent, presque simultanément, des cris aigus. Deux tombèrent net sur la poussière du sol. Deux autres titubèrent et firent demi-tour vers la lumière de la porte. Ceux qui n’étaient pas atteints avaient bondi à la recherche d’un abri. Dans l’ombre, nous trébuchâmes sur différentes choses, sans savoir si nous étions vraiment à couvert. Plusieurs autres coups de feu claquèrent. Deux autres soldats gueulèrent de douleur sur la droite. Mon fusil fut brutalement secoué par un choc à la crosse. Un projectile qui m’avait manqué de peu venait d’en enlever une partie.