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Nous redescendîmes au village en chantant :

« Märkische Heide, Märkischer Sand Sind des Märkers Freude, Sind mein Heimatland…

Nous étions encore les maîtres. Personne à part le ciel ne pouvait nous juger.

Les S.S. chargèrent les quelques prisonniers qui avaient capitulé avant le massacre et leurs camions s’éloignèrent sur le chemin que nous avions pris pour venir. Le groupe de fortune, dont je faisais partie et que les S.S. avaient engagé pour l’occasion, redescendit au village à pied. Quelqu’un commanda le rang par trois. Au pas cadencé, nous entrâmes dans le village en chantant. La foule de tout à l’heure avait été dispersée. Cela nous soulagea.

Le groupe d’opération S.S. nous distribua à chacun un papier motivant notre retard vis-à-vis de notre unité. Puis on nous conseilla de rejoindre nos pénates, c’est-à-dire le train en panne. Nous quittâmes sans regret ce bourg et son souvenir sinistre. Un autre spectacle aussi déprimant que celui du hangar s’offrit à nous à la sortie du patelin. Un peloton d’exécution opérait juste au moment où nous pûmes l’apercevoir. Quatre salves furent tirées consécutivement. Chacune d’elles abattit quatre partisans. Leurs corps furent abandonnés sur la neige et le peloton regagna le village. Personne parmi nous ne souffla mot. Nos morts, ceux du déraillement et de l’explosion de certains wagons, furent, eux aussi, sommairement ensevelis. Ils étaient au moins une centaine. On nous fit un petit discours sur la tragédie qui venait de se dérouler. Les partisans furent rendus responsables de tout ce qui arrivait et on nous expliqua bien qu’un franc-tireur n’avait, en aucun cas, droit aux égards d’un homme portant l’uniforme. Les lois de la guerre les condamnaient automatiquement à être passés par les armes sans jugement.

La nuit qui suivit, et que nous passâmes dans le train immobilisé, je ne trouvai le sommeil qu’avec difficulté. Chaque fois que je fermais les yeux, un horrible cauchemar m’assaillait. En songe, une haute pierre se dressait devant moi. Sous cette pierre une mare de sang rouge noirâtre coulait, venant souiller mes pieds et les brûlant à son contact.

Le lendemain, par un froid piquant, nous gagnâmes un autre convoi venu à la rescousse en aval du trajet. L’ersatz avait déjà été uriné au moins deux fois et nous écoutions le lancinant « glang, glang » des roues passant sur les éclisses des rails. Le regard fouillait pendant de très longs moments la toundra hors mesure chargée de neige. De temps à autre, la monotonie du paysage était rompue par une clairière aux lointains horizons formés par quelques crêtes hérissées de sapins blancs. Une fois de plus l’immensité du paysage, où aucune manifestation autre que celle de la nature n’apparaissait, nous étreignait. Jamais notion d’espace ne fut à mes yeux plus justifiée. Jamais le mot immense ne prit un sens plus concret, plus oppressant que dans cette Russie faite pour des géants, semblait-il. Était-il possible qu’un contrôle s’exerce sur cette terre, qu’il vienne du N.K.V.D. ou de notre part ?

Nous arrivâmes à Vinitza le soir du même jour. Une foule dense de militaires enveloppés de longs manteaux envahissait la gare et ses hangars interminables. Une alerte aérienne avait, paraît-il, désorganisé le trafic, ce qui justifiait l’encombrement. À Vinitza, la division « Gross Deutschland » avait, à cette période, un pied dans la ville. Sur les directives de la gendarmerie militaire, j’entrai vivement en contact avec le groupe de commandement de mon unité et je fus surpris tout de même d’y trouver une telle organisation. À l’énoncé du nom et du numéro de ma compagnie, on m’indiqua avec précision l’emplacement où elle se trouvait à l’heure actuelle. J’appris ainsi avec effroi qu’elle avait été rengagée avec vingt autres dans une zone du front (on m’indiqua d’ailleurs le lieu et le numéro du secteur) située à cent cinquante kilomètres de Vinitza. Je m’apprêtais à retrouver mes amis blottis auprès d’une flamboyante cheminée russe pour discuter de ma perme annulée et éventuellement la faire remettre en vigueur, et, c’est dans les Graben gelés, malsains et dangereux que j’allais devoir rejoindre mes compagnons de malheur. La nouvelle me terrassa au point que j’en demeurai inerte devant le stabsfeldwebel chargé de mon recensement. L’homme qui ne me prêtait pas d’autre attention fut brusquement frappé par mon attitude.

— Qu’avez-vous ? questionna-t-il. Un malaise ?

Je cherchai mes mots, puis, lassé, j’exposai la réalité.

— J’allais partir en permission de convalescence, expliquai-je. Celle-ci s’est trouvée annulée à Lublin, Herr stabsfeldwebel.

— La patrie vit des heures graves, jeune homme, répondit-il après un temps d’arrêt. Vous n’êtes pas le seul à être privé de repos. Les hommes qui vous précédaient et ceux qui attendent derrière vous, sont dans la même situation.

J’allais faire observer que j’étais également en convalescence, lorsque le stabs remarqua dans mes papiers celui que m’avait donné le hauptmann S.S..

— Vous vous êtes distingué dans un accrochage avec des terroristes sur le chemin du retour, dit-il. Mes félicitations. J’ajoute ceci à votre dossier de campagne. Votre chef de compagnie vous remettra sans doute le grade d’obergefreiter pour cela, camarade, c’est probable.

Malgré ma neurasthénie, la nouvelle éclaira mon visage un instant.

— J’en suis très flatté, stabsfeldwebel, fis-je sur un ton mi-sincère mi-réglementaire.

— Je suis heureux également pour vous, fit l’autre en me tendant la main.

Je sortis avec une trentaine d’autres « joyeux rappelés », la tête un peu égarée entre plusieurs pensées, et une distribution de goulache honnête.

On nous autorisa tout de même à passer la nuit au chaud dans une confortable demeure transformée en dortoir militaire. Il n’y avait, bien entendu, pas assez de lits pour tout le monde, mais une pièce bien fournie en tapis et royalement chauffée nous offrit son confort. Nous passâmes tous une bonne nuit malgré l’anxiété du lendemain.

Pendant ces périodes d’attente, chacun avait appris à ne plus réfléchir et à se laisser aller à la somnolence. La réflexion n’amenait rien de bon dans ces heures grises, sinon qu’elle soulignait un peu plus l’angoisse qui pesait sur tout le monde. Par contre, le sommeil arrangeait tout. Il faisait passer le temps, redonnait des forces. Malheureusement, on ne pouvait l’accumuler en prévision des jours d’insomnie à venir. Nous passâmes donc la nuit et les vingt-quatre heures qui suivirent à roupiller comme des cochons, ne nous interrompant que pour aller à la roulante. Dans la nuit qui suivit, nous fûmes tirés enfin de notre torpeur par un obergefreiter qui nous mena aux camions devant nous acheminer à peu près à notre destination.