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Un froid brutal nous tomba sur le dos comme une douche mal réglée. L’hiver était là et faisait clignoter le givre d’un éclat bleuté sur tout ce qu’il touchait. On refit l’appel au pied des camions, et tout le monde embarqua pour le « Boum, boum ».

Avec le lever du jour, nous arrivâmes dans un village de baraquements construits par le génie allemand. On nous invita à descendre des camions et à aller prendre un jus d’ersatz que trois cuistots faisaient chauffer à longueur de journée. Le froid était mordant et tout, cette fois, nous rappela les difficultés de l’hiver dernier. Les matins grelottants, le froid qui vous torture à vous en faire demander grâce, l’impossibilité de se laver, les poux, mille autres désagréments qui rendent la vie intenable. En plus, ici, tout sentait la guerre. L’inquiétude et la précipitation étaient inscrites sur les visages des soldats présents. De larges entonnoirs, sans doute provoqués par les impacts de bombes aériennes, venaient prouver que tout ne se passait pas calmement.

Nous étions à peu près une cinquantaine à rejoindre nos effectifs dans des secteurs éloignés les uns des autres de soixante ou quatre-vingts kilomètres. Nous formâmes quatre groupes. Chacun de ceux-ci fut chargé du courrier et de certaines provisions nécessaires à la compagnie que nous devions rejoindre. Tout en ayant quitté les services du train, je me retrouvais ravitailleur une fois de plus. On nous éclaira approximativement sur notre itinéraire que nous devrions suivre à la boussole. Un sous-off fit un report sur la carte et nous annonça triomphalement que nous avions trente-cinq kilomètres à parcourir. Nantis de ces précieux renseignements, nous nous mîmes en marche sur l’étendue faite de longs vallons enneigés. Autour du centre que nous venions de quitter, une herse de défenses sévères se hérissait sur au moins un kilomètre de profondeur. Elle était surtout formée de défenses antichars, de champs de mines, que nous dûmes éviter soigneusement et d’innombrables nids de mitrailleuses. Au-delà, la terre sauvage et durcie par l’hiver s’étendait à l’infini, propice à toutes les éventualités. Nous sentîmes rapidement qu’à partir de cette limite, le sol appartenait à celui qui le piétinait sur l’instant. Ce n’était probablement jamais le même. À partir d’ici, le front n’avait plus de tracé précis. Il était comme une énorme dentelle brodée de mille embûches, mille rencontres plus ou moins attendues, mille accrochages imprévisibles.

Parmi nous marchait une nouvelle recrue. C’était un long type, tout jeune, long comme une herbe poussée trop vite par une saison humide. Ses grands yeux de gazelle craintive s’emplissaient du paysage démesuré qu’il ne parvenait plus à assimiler.

C’était pour lui un réel dépaysement. Les horizons courts et enfumés de la Ruhr ne lui avaient jamais permis d’imaginer des espaces aussi disproportionnés.

J’avais ressenti les mêmes choses et je ne m’y étais pas encore fait. Je retrouvais dans son attitude la mienne, un an auparavant.

Le froid, devenu sec après une dizaine de journées, de neige et de temps couvert, levait un écran d’une clarté et d’une visibilité incroyables. Le vent des jours précédents avait balayé la neige, l’amoncelant contre des talus naturels, nivelant des trous, dégageant par ailleurs la terre brune qui apparaissait comme de grandes taches. À moins que cela ne nous obligeât à faire de réels détours, nous préférions marcher sur celle-ci afin d’éviter le repérage de nos silhouettes sur la neige. D’heure en heure, notre petit groupe faisait de courtes haltes.

Quatre ou cinq avions filèrent bas au sud. Nous nous immobilisâmes un instant, cherchant à savoir ce qu’eux-mêmes cherchaient. Nous ne sûmes jamais s’il s’agissait de « Jak » ou de « ME‑109 ». Ils disparurent à l’horizon, trop lointains pour un regard humain.

L’heure réglementaire d’ouvrir les gamelles pleines de ravitaillement que nous avions reçues à Vinitza sonna avant que nous ayons pu faire le point. Le sous-off à qui était confiée l’orientation de la section, prétendait que nous étions dans la bonne direction. De toute évidence, il nageait comme un foutu con, mais crânait pour la forme. Néanmoins tout trahissait son inquiétude. On ne peut pas bluffer avec un pays de la taille de la Russie. On peut jouer aux explorateurs, et aux aventuriers devant un bled bordant la forêt de Fontainebleau ; on ne triche pas avec la toundra. On se sent petit et dérisoire. Quelque chose vous empêche de blaguer. Il est presque nécessaire de croire en Dieu car le reste vous semble d’une indifférence hostile.

Nous marchâmes encore longtemps avant de distinguer une ligne de fils téléphoniques qui courait sur de courts poteaux plantés irrégulièrement. Cette ligne suivait en fait une route, une piste plutôt, qui devait être fréquentée à ses heures, à en juger par les ornières qui la matérialisaient.

Notre berger de sous-off décida de suivre cette piste vers le sud afin de retrouver plus facilement notre lieu de regroupement et notre destinée. Cela nous sembla curieux car il était manifeste que nous allions marcher perpendiculairement à notre itinéraire précédent. Personne ne broncha. De toute façon, il y avait belle lurette que les uns et les autres avaient appris à ne plus disserter sur un point de vue qui avait sensiblement perdu de son importance. La morne appréhension de la nuit à passer dehors dans la neige nous étreignait obstinément. Nous savions aussi que cela était, une fois de plus, le début de toute une longue série et qu’il nous faudrait user de milliers d’instants de patience. Une fraction de seconde, l’idée de ma permission déchue éclaira mon subconscient comme une étoile filante éclaire la nuit. J’avalai ma salive et tout retomba dans le gris uniforme.

Le grand type, la jeune recrue, ne pipait mot. Son regard étonné allait de la steppe neigeuse aux anciens remplis d’expérience que nous étions. Confiant, en cela comme en notre courage, le jeune soldat nous suivait comme l’étoile du berger.

Une masse immergée dans la neige se révéla à notre regard cent cinquante mètres avant que nous ne l’ayons atteinte. Le long tube d’un canon émergeait d’un amoncellement de neige. En regardant mieux, on pouvait distinguer la masse d’un char camouflé parmi le blanc du paysage. Nous réalisâmes immédiatement qu’il s’agissait d’un des nôtres. Autrement il y a longtemps que nous serions morts.

Effectivement un char Panthère enfoui dans une fosse jusqu’à hauteur de la tourelle demeurait là dans ce désert. Derrière lui, deux ou trois monticules signalaient des casemates. Un type apparut soudain du sommet du blindé. Il était vêtu d’un gilet de peau de mouton par-dessus son uniforme noir de tankiste. Il sauta au bas de son engin et vint au-devant de nous. Il se nomma. Nous en fîmes autant, c’était la coutume. Nous apprîmes que son char était tombé en panne et qu’il avait alors reçu l’ordre de l’ensevelir à moitié et de s’en servir comme d’un blockhaus. Cela n’avait pas été sans peine. Ils étaient là un groupe de neuf, détachés du groupe blindé par la force des choses. Et depuis trois semaines déjà ils montaient la garde sur ce panorama démesuré. Une seule fois, les Russes étaient parvenus jusqu’à eux. À l’aide de deux S.M.G. supplémentaires et de l’armement de bord, ils les avaient obligés à passer au large. On avait du même coup fait de ce char accidenté un poste officiel de surveillance intérieure et on les relèverait dans deux semaines. Ils étaient là depuis vingt jours déjà et avouaient ne pas dormir tranquilles.

— Où est le front ? questionna notre spiess.