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— Un peu partout, répondit son collègue des chars. Il est surtout formé de groupes mobiles. La nuit, il y a des convois qui circulent sur la piste. Ils avancent tous feux éteints et, chaque fois, nous avons la chiasse. Un mitraillage aérien a tué notre radio et bousillé son appareil. Nous sommes coupés du reste du monde. C’est à devenir fou.

— Nous devons rejoindre notre unité, expliqua notre guide, pensez-vous que nous en soyons encore très éloignés ?

— Il y a, en fait, certainement un front quelque part à dix ou quinze kilomètres à l’est, mais cela bouge tout le temps : comment voulez-vous savoir ?

Tout le monde demeura perplexe.

— Il faut y aller, décida notre énergique berger, nous finirons bien par les retrouver.

Les autres nous regardèrent partir avec regret, et nous reprîmes notre marche. Avec la nuit, qui nous surprit fort tôt, et le brouillard dense, nous trouvâmes enfin ce qui symbolisait le front précaire à cette latitude. Quelques Pak, en batterie dans des positions sommaires émergèrent de la nuit. Une sentinelle, verte de trouille, lança un Wer da ? qui resta coincé dans ses lèvres. La même trouille fit piauler à notre adjudant quelque chose d’incompréhensible et nous échappâmes à une rafale de P.M., simplement par manque de vigilance. Un soldat bougon et frigorifié nous mena à l’officier de la compagnie.

— Les Russes rappliquent dans n’importe quel sens, maugréa-t-il. C’est vraiment démoralisant. Tant que le front ne sera pas à nouveau stabilisé, il en sera ainsi. De toute façon le régiment que vous cherchez n’est pas ici.

Nous rencontrâmes l’officier de la compagnie sur laquelle nous étions tombés. Le type sortit d’un trou au fond duquel vacillait la lueur d’une bougie. Un vrai tombeau trop petit pour nous recevoir tous. Il y vivait avec son téléphoniste et un autre officier de grade inférieur.

Le Kapitän, car c’en était un, émergea du trou. Il avait l’air vieux et malade. Son long manteau était négligemment jeté sur ses épaules. Un long cache-nez clair, croisé sur le feldgrau de l’uniforme, était la seule partie saillante de cet ensemble grisaille. Il ne portait pas la casquette mais un calot. Nous nous mîmes au garde-à-vous par habitude.

L’officier fut obligé de consulter la carte pour essayer de nous donner un renseignement. Il paraissait égaré. La carte où on se perdait presque aussi facilement que sur le terrain ne nous donna qu’un renseignement très approximatif. L’officier fixait le papier avec l’aide d’une lampe de poche et faisait des déductions silencieuses. Finalement, il prit la décision de nous expédier vers le nord-est. D’après l’ordre des régiments engagés, les nôtres ne pouvaient se trouver que dans cette direction. Il y avait loin entre les tracés précis et organisés du bureau de la « Gross Deutschland » de Vinitza et ceux du capitaine ici présent aussi égaré dans les déductions que dans l’espace.

Malgré la fatigue due à la longue marche pénible que nous menions depuis l’aurore, nous nous remîmes en route dans la nuit glacée et le brouillard à découper au chalumeau. Trois quarts d’heure plus tard les gars d’une compagnie perdue dans l’océan de neige se serrèrent pour nous laisser un peu de place dans un abri digne d’une taupinière. Nous dûmes nous arrêter pour éviter de nous perdre pour de bon. De plus, le brouillard presque palpable et acide brûlait les bronches et rendait tout effort excessivement pénible. Nous nous endormîmes malgré le froid toujours plus difficile à supporter en début de saison, au moment où le corps qui a perdu l’habitude frissonne pour un rien. Dehors dans les Graben, les veilleurs piétinaient dans leurs trous pour ne pas geler debout. Le voile du brouillard les enveloppait et leur interdisait toute vue au-delà du parapet.

Nous passâmes une nuit harassante dans un demi-sommeil. Malgré les lampes-chaufferettes et la toile de tente tendue devant l’orifice de l’abri, le froid, pourtant encore faible en ce début d’hiver, nous gela toute la nuit. Il est vrai que la nuit le thermomètre devait déjà descendre à 10° au-dessous de zéro. Le brouillard pénétrait dans l’abri et était presque aussi épais qu’à l’extérieur.

Les gars patientaient comme ils pouvaient, soit en roupillant malgré l’incommodité, soit en jouant au Skat, soit en écrivant du bout de leurs doigts gourds. Des bougies qu’ils avaient ordre d’économiser, grésillaient dans de petites boîtes de conserve qui récupéraient la cire fondante et prolongeait ainsi l’existence des Kerzen de quatre ou cinq fois leur durée normale. Décor sordide en même temps que sublime, que ces casemates abris perdues au milieu des espaces glacés de la steppe ! Souvenirs flous qui hantent encore mon esprit comme la lecture d’une légende dramatique lue dans sa jeunesse.

Le froid démoralisant de l’aube nous salua dès la sortie du trou. En silence, nous reprîmes la marche et nos recherches. Tout était calme et semblait une fois de plus paralysé par l’ennemi hiver aussi dangereux que l’armée rouge. Nous marchâmes longtemps parallèlement à une frise de barbelés constellés de givre. Le brouillard qui ne s’était pas encore dissipé accrochait ses fines gouttelettes au fil hérissé de pointes et se congelait immédiatement.

Vers la fin de la matinée, les deux tiers de notre groupe retrouvèrent enfin leur régiment. Les chefs indiquèrent aux autres la position, toujours approximative, des deux régiments qu’il fallait encore chercher. En fait, pour les quinze types qui restaient à réincorporer à travers deux unités, c’était trois compagnies distinctes qu’il fallait rejoindre – la jeune recrue et moi-même appartenant chacun à une compagnie différente. Un vrai bordel ! Et l’atmosphère se prêtait mal à ce jeu de cache-cache. En plus, cela représentait un nombre considérable de kilomètres à parcourir. L’indignation nous gagnait. Il était tout de même inconcevable que l’on ne nous ait pas mieux acheminés ou tout au moins orientés pour retrouver nos unités. Ce manque d’organisation pesait lourd sur les soldats allemands habitués à agir avec méthode et efficience. En fait, les responsables ne l’étaient même plus. Toute l’extraordinaire organisation de l’armée allemande, qui avait fait ses preuves aussi bien en Pologne qu’en France et dans tous les pays qui avaient subi l’invasion des troupes de la Wehrmacht, se perdait dans l’immensité russe et sur un front variant entre deux mille et deux mille huit cents kilomètres. Les transports et le camionnage un peu plus réduits chaque jour allaient encore aggraver la situation durant ce redoutable et avant-dernier hiver.

Le groupe qui piétinait toujours et qui était fait de 16 types était ainsi formé. Quatorze hommes appartenaient à un régiment qui n’était pas le mien ni celui de la jeune et longue recrue décrite tout à l’heure.

La jeune recrue et moi-même, appartenions à un autre régiment mais à deux compagnies différentes. Un peu avant que le jour ne cède sa place au crépuscule, les 14 types cités trouvèrent leur unité d’une façon aussi inattendue que les précédentes. Nous restâmes, le nouveau et moi, sur le chemin verglacé qu’avaient tracé les allées et venues des troupes présentes. Fébriles d’inquiétude nous poursuivîmes notre route approximative. Nous traversâmes un bled presque abandonné dont le nom se terminait par ievo. Des gosses accoutrés à la diable nous regardèrent passer. Nous nous sentîmes gênés et apeurés.

La direction qu’on nous avait indiquée obliquait légèrement vers le nord-ouest, et tant que durait le jour nous cherchions à faire des points de prolongement sur le plus petit monticule ou la moindre anomalie, que notre bonne volonté décelait subjectivement sur l’étendue infinie. Nous laissions les reliefs du front sur notre droite.

Rapidement, le brouillard crépusculaire rattrapa nos déductions de naufragés et la grisaille impénétrable nous isola totalement. Malgré mon jeune âge, la force des choses me fit sentir que c’était à moi de décider. L’autre d’ailleurs me regardait avec des yeux interrogateurs. Je suggérai donc de creuser hâtivement un trou assez profond pour bloquer correctement nos deux toiles de tente réunies et nous faire un abri pour affronter la longue et terrible nuit. Affolé, l’autre prétendait qu’il valait mieux continuer.