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— Notre régiment n’est peut-être plus loin, disait-il.

— Tu es fou, rétorquai-je. Comment veux-tu te diriger dans ce néant ? Nous nous égarerons à coup sûr et finirons dévorés par les loups.

— Les loups ?

— Oui, les loups et ce n’est pas le pire en Russie.

— Mais… mais ils peuvent aussi venir ici.

— Ça se peut, mais derrière la tente, ils n’oseront pas. Et puis, le cas échéant, nous les accueillerons à coups de fusil.

— Cela revient au même. En plus, demain, nous aurons oublié les indications, sur notre itinéraire.

— Nous suivons une sorte de chemin, nous le reprendrons demain matin, un point c’est tout. Crois-moi, c’est le plus raisonnable.

Je persuadai mon compagnon et nos pelles-pioches entamèrent la terre durcie par le gel. Nous avions à peine commencé que monta un ronronnement précis.

— Un moteur ! m’écriai-je.

— Oui, un moteur, un camion vient sûrement par ici.

— Un camion ! tu parles ! On entend grincer les chenilles d’ici !

L’autre me regarda. Il surprit mon émoi et questionna rapidement :

— Un char ? un char allemand ?

— Je n’en sais rien, bon Dieu !

— Mais nous sommes derrière le front tout de même !

— Derrière le front ! Oui… il paraît…

Il n’y a rien de plus emmerdant qu’un type qui ne plonge pas tout de suite dans le coup. Il faut lui donner des explications au moment où tout se réduit à des gestes instinctifs.

— Qu’allons-nous faire ? persistait-il.

— Nous sauver, nous éloigner tout au moins de la piste et nous dissimuler dans quelque trou de neige.

Je mettais déjà l’idée à exécution. Le bruit grandissait. Le monstre d’acier demeurait invisible et d’autant plus terrible. Rien de meilleur pour tordre les boyaux. Nous attendîmes un temps qui nous parut démesuré, puis la silhouette trapue du tank se dessina. Il semblait glisser sur la steppe, sans heurt mais avec un bruit infernal. Je scrutai un moment les ténèbres afin de mieux distinguer. Puis, mû comme par une force mystérieuse, je me redressai et avançai précautionneusement, abandonnant mon compagnon fort surpris. Finalement il me rejoignit avec un regard angoissé.

— C’est un Tigre, un des nôtres, fis-je. Il faut le rejoindre.

— Oui, allons-y !

— Prudence. Il pourrait nous prendre pour des bolcheviks.

— Il nous faut le rattraper : il nous emmènera.

— Très juste.

Nous nous mîmes à gueuler comme des sourds en courant tout de même vers le char avec une certaine anxiété. Le bruit du Panzer couvrait nos beuglements. Il passait et s’éloignait déjà.

— Ramasse ton bordel, gueulai-je à la recrue. Cavalons derrière, il faut le rejoindre.

Nous nous mîmes à courir sur les traces du blindé. Il avançait au ralenti mais tout de même plus vite que nous. Nous étions déjà époumonés. Je me rendis vite compte que nous ne pourrions jamais le rattraper. Je décidai de jouer le tout pour le tout. Empoignant le mauser, je lâchai une balle dans le brouillard qui nous masquait presque le char. C’était dangereux ; l’autre, se sentant attaqué, aurait pu balayer les alentours de ses armes automatiques redoutables.

L’engin stoppa. Ceux qui le montaient avaient perçu la détonation. Nous nous mîmes à gueuler Kamerad de plus belle. Le moteur du char tournait au ralenti et faisait beaucoup moins de bruit. Un Was ist das monta depuis la tourelle. Dans un effort supplémentaire, l’intensité de nos braillements augmenta. Nous étions cette fois tout près. Le tankiste à peine visible devait avoir le doigt sur la détente de son P.M..

— Vous n’êtes que deux ? lança-t-il lorsqu’il nous eut distingués, que foutez-vous ici ?

— Nous essayons de regagner notre unité, Kamerad, nous nous sommes égarés dans la nuit.

— Pas étonnant, souffla l’autre, nous marchons nous-mêmes à l’aveuglette.

Nous remarquâmes un casque blanc dessiné au pochoir sur les flancs du tigre. C’était le signe de reconnaissance de l’unité « Gross Deutschland ». Nous en fûmes fort heureux. Nous expliquâmes notre affaire et nos compagnons d’armes nous embarquèrent à bord de leur véhicule d’acier.

— Vous êtes de la G.D. ? (Gross Deutschland).

— Oui, l’un et l’autre.

Un plafonnier garni de fer, comme une baladeuse de mécanicien, et l’éclairage des appareils de visée jetaient une lumière jaune à l’intérieur de la tourelle qui me sembla peinte au minium jaune-orange. Il y avait deux types à bord de la tourelle et probablement deux autres à l’avant. Le moteur, qui faisait un bruit énorme et interdisait presque toute conversation à oreilles nues, dégageait une douce chaleur agrémentée d’une odeur de carburant brûlée et d’huile chaude.

Malgré l’espace assez vaste, nous eûmes quelques difficultés à nous trouver une place parmi les manettes et les caissons d’obus. Le commandant de bord restait aux aguets, et sa tête recouverte d’un bonnet un peu semblable à ceux des Russes émergeait de temps à autre au-dessus du capot.

Nous apprîmes qu’ils regagnaient, eux aussi, leur unité. Une avarie les avait cloués sur place quarante-huit heures. Maintenant, en grand péril, car un char seul est un animal aveugle, ils essayaient de s’orienter auprès des batteries et des compagnies qu’ils rencontraient. Leur char ne possédait qu’un appareil récepteur et le chef de groupe ne donnait pas signe de vie. Peut-être les avait-il déjà classés disparus.

Nous apprîmes aussi que les nouveaux Panzers engagés étaient enduits d’un ciment antimines magnétiques et de réservoirs extérieurs extincteurs. Le plus dangereux restait le lance-fusées individuel qui portait un nom de femme et que les Russes avaient mis au point après avoir connu nos Panzerfaust.

Selon les tankistes, aucun adversaire chenillé n’était de taille à lutter avec le monstre baptisé Tiger. Nous eûmes d’ailleurs l’occasion de voir les Tiger manœuvrer au combat sur la frontière roumaine au printemps. Les T‑34 et les KW‑85 l’apprirent eux aussi à leurs dépens.

Le char stoppa une heure plus tard.

— Voici des pancartes, cria le commandant, il y a sans doute un poste ici.

Il partit aux renseignements et nous le suivîmes.

Dans la nuit noire, une sorte de duvet tombait dru et collait à la figure. Il neigeait. Un pieu hérissé de pancartes se dressait comme un spectre et d’une façon parfaitement insolite. Le tankiste balaya la neige de son gant et prit connaissance de l’inscription. La compagnie de la jeune recrue, ainsi que trois ou quatre autres étaient indiquées en direction de l’est. Le reste du régiment était au nord-est c’est-à-dire dans la direction que suivait le char.

La jeune recrue, qui prenait probablement contact avec le front, dut prendre congé de notre groupe et s’éloigna seul, vers l’est dans la nuit opaque. J’emportai avec moi son expression de terreur peinte en blanc sur son visage juvénile.

Vingt minutes plus tard, le char tomba sur mon unité et décida d’y passer la nuit. Je sautai à bas de mon taxi d’airain et allai aux renseignements dans un groupe misérable d’isbas dont les longs toits émergeaient du sol comme des tentes gigantesques. Au groupe de commandement, qui s’était installé dans une de celles-ci, un sous-off veillait devant un bureau fait de quelques planches hissées sur différents matériaux et éclairé de trois bougies. Comme aucun feu ne réchauffait l’atmosphère, le type avait jeté une couverture par-dessus sa capote. J’obtins les renseignements suffisants pour rejoindre ma famille de guerre, c’est-à-dire ma compagnie qui était précisément en ligne.