Comme lors de ma première prise de contact avec le front, j’avançais dans une succession de casemates, trous, Graben, et autres positions cent fois plus précaires et moins profondes que celles du Don. Le génie, quasi inexistant par ici, n’avait fait que ce qu’il avait pu et le reste dépendait de la pelle-pioche des unités d’infanterie épuisées. L’hiver commençait tout juste. Déjà il gelait sec et tout laissait prévoir une aggravation.
À force de questions, un type des liaisons m’amena à la casemate de notre officier. J’y fus introduit. La sentinelle me toisa, étonnée de me voir accompagné comme un officier supérieur, et souleva la toile de tente qui servait de porte à ce trou à rat.
Wesreidau ne dormait pas. Un gros cache-col montait haut sur son visage et laissait dépasser un brûle-gueule éteint. Herr Hauptmann, tête nue, semblait absorbé par l’étude d’une carte.
Deux lampes-chaufferettes éclairaient et essayaient de réchauffer ce terrier. Au fond, un homme dormait comme un mort dans son caveau. Un autre type, un leutnant, dormait lui aussi la tête entre les mains, et assis sur un paquetage. Le capitaine Wesreidau leva son visage vers moi et chercha à distinguer. J’allais me nommer, lorsque le téléphone grésilla. Un rapport sans doute sans trop d’importance. Je me repris.
— Gefreiter Sajer, Herr Hauptmann, à vos ordres.
— Permission terminée, mon garçon ?
— Pas exactement, Herr Hauptmann, ma permission a été annulée.
— Ah ! fit le kapitän. Vous êtes guéri ? Comment vous sentez-vous ?
J’eus envie de crier ma déception et mon désir d’obtenir au moins quelques jours mais le son resta dans ma gorge. Je ressentis soudain l’attachement que je portais à tous mes camarades présents près de là. Cela me paraissait con et émouvant en même temps.
— Ça peut aller, Herr Hauptmann, j’attendrai la prochaine permission.
Wesreidau se dressa. Il me sembla qu’il souriait. Il posa la main sur mon épaule et je me sentis frémir.
— Je vais vous conduire à vos amis, je sais que cela peut parfois remplacer un bon lit, empêcher d’avoir faim.
Je restai sidéré.
Herr Hauptmann me précéda et je lui emboîtai le pas.
— J’essaie de grouper mes hommes en fonction de leur amitié. Wiener, Halls, Lensen et Lindberg occupent un groupe de protection d’un pak. Ils seront heureux de vous revoir.
Dans le brouillard fantomatique, qui se détachait en clair sur la nuit noire, je suivis la haute silhouette de l’officier. Des types abasourdis de sommeil se redressaient à notre passage. Des sous-offs signalaient « secteur calme ».
Puis nous débouchâmes dans un trou plus profond et occupé par trois sacs recroquevillés ainsi que deux silhouettes adossées au parapet. Je reconnus immédiatement la voix de Wiener.
— Bienvenue dans notre poste, Herr Hauptmann, lança l’ancien. Nous pouvons faire la causette, le secteur est calme.
Je restai stupéfait par la familiarité de l’ancien.
— Voici Sajer qui revient parmi nous.
— Sajer ! Pas possible, je le croyais à Berlin en train de batifoler.
— Je m’ennuyais de vous, les gars !
— Voilà un camarade ! clama l’ancien. Tu as parfaitement raison et puis ici, nous avons parfois un feu d’artifice, tandis que Berlin est plongé dans le black-out total. Je m’en souviens encore ironisa l’ancien, il y a un an et demi c’était comme cela.
La voix de Halls grommela.
— Qu’est-ce que tu as à gueuler comme cela, bon Dieu ?
— Debout, fils de la steppe, hurla de plus belle Wiener. Herr Hauptmann et l’ami Sajer sont ici.
— Sajer, balbutia Halls, il est fou d’être revenu ici.
Le capitaine s’insurgea pour la forme.
— Si je ne connaissais pas votre ténacité au combat, je serais obligé de faire un rapport sur votre cas auprès du bataillon de marche, gefreiter Halls.
Halls fut réveillé d’un seul coup.
— Veuillez m’excuser, Herr Hauptmann, je dormais à demi.
— Votre sommeil est pessimiste, gefreiter Halls.
L’ancien répondit pour lui.
— Avant-hier le Don, hier le Donetz, ce matin le Dniepr… Avouez, Herr Hauptmann, qu’il y a de quoi décourager le plus dur à cuire des landser.
— Je sais, murmura Wesreidau. J’ai craint tout cela depuis notre entrée en Russie. Mais si nous perdons confiance, tout sera plus difficile.
— Nous perdons plus de terrain et d’hommes que de confiance, Herr Hauptmann, fit l’ancien en hochant la tête.
— Les Russes ne dépasseront pas la limite du Pripet, et ceci pour des raisons géographiques sans intérêt, croyez-moi.
— Où pouvons-nous encore nous replier, questionna stupidement Lindberg.
— Sur l’Oder, siffla l’ancien.
Le froid nous fouailla jusqu’au plus profond de nous-mêmes.
— Dieu nous évite une telle catastrophe ! murmura Herr Hauptmann Wesreidau. Je préférerais mourir que de voir cela.
Wesreidau croyait probablement en Dieu car son vœu fut exaucé.
Chapitre XII
Les chars rouges
Il y a maintenant dix jours que j’ai retrouvé mes compagnons d’infortune. La joie des retrouvailles a été fêtée comme il se doit. Dans l’isba sans fenêtre qui est affectée à notre repos, nous avons fêté mon retour sur la terre des « pieds gelés » en liquidant un bidon de cinq litres d’ersatz. Pas de vodka, pas d’alcool, pas de petits fours, tout nous manque, c’est la guerre !
Il n’y a d’ailleurs que les intimes autour du bidon. Les autres, ceux de la compagnie, sont à l’écart. Indifférents, ils baignent leurs pieds sales dans des plats pour huit où ils ont réussi à faire tiédir de l’eau, ou bien ils chassent leurs poux quand ils n’organisent pas des courses avec ces maudites bestioles. La fête flambe un instant, s’atténue car on ne peut répéter plus de vingt fois les mêmes choses et tout s’éteint pour laisser place à la torpeur des soldats en ligne. Nous connaissons tous cela, et même les jours où le moral est bon, l’anxiété du front nous étreint et nous empêche de rire longtemps.
Il y a dix jours que nous faisons la navette entre notre poste et l’isba de repos. Toutes les douze heures, nous franchissons le kilomètre qui nous sépare du trou de garde de ce que la guerre a bien voulu laisser d’un village.
En face du trou, il n’y a que la plaine gelée. Le jour notre regard s’y égare. La nuit, le brouillard ramène notre horizon à dix ou quinze mètres et nous oblige à une dilatation douloureuse de la prunelle. Nous ne barrons la route à rien. Aucun front ennemi stable n’est installé devant nous, pas encore.
Seules, quelques tentatives de pénétrations toujours motorisées nous obligent à ouvrir un tir de barrage de temps à autre. Une fois depuis mon retour, les chars ennemis se sont manifestés et ont canardé soigneusement nos batteries engourdies de froid. À part cela, nous avons tout le temps de voir la neige poudreuse se cristalliser sur nos demi-bottes d’infanterie qui deviennent dures comme du bois. Les douze autres heures servent à les ramollir dans la chaleur d’étable provoquée par une soixantaine d’hommes patientant les yeux dans le vide, assis les uns sur les autres. Interdiction d’allumer du feu. La fumée fait repérer les lignes (Feuer streng verboten !)