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Wesreidau nous visite souvent. Je crois qu’il a pris notre groupe en amitié. Avec l’ancien, il parle d’homme à homme. Nous, les jeunes, nous écoutons les conversations comme les cadets écoutent parler l’aïeul. Elles ne nous apportent que des nouvelles graves, alarmantes. Kiev a été abandonné par les troupes allemandes hors d’haleine. Le Dniepr, ce fameux barrage, tient malgré tout. Hélas ! il ne sert plus à rien. Les Russes en remontent le cours depuis Tcherkassy, aussi bien sur sa rive est que sur sa rive ouest.

La Desna, elle aussi, est investie est-ouest. À Nédrigaïlov on joue la mort ou la captivité, la victoire n’étant plus possible. Kiev demeure malgré tout le centre des combats. Heureusement que nous ne couvrons que l’aile sud des armées engagées, car notre front est précaire et peu profond. Nous sommes accrochés à une plaine aussi plate qu’un billard et notre défense, même si nous en avions les moyens, serait difficile à organiser. Le douzième jour, nous subissons une attaque aérienne sévère. Dans la même journée, une colonne s’insinue sur l’horizon. Elle est formée par une partie des forces bousculées à Tcherkassy. Sept ou huit régiments dépenaillés, affamés, surchargés de blessés, viennent échouer sur nos positions et ravagent nos réserves. Sur les gueules rongées de barbes de ces landser se lit l’ampleur des combats qui viennent de se dérouler. Cette Wehrmacht aux bottes éculées, aux musettes vides et aux yeux flamboyants de fièvre, précède de quatre jours le boutoir russe qui monte en grondant depuis Kherson jusqu’à la rive ouest du Dniepr. L’hiver lui aussi attaque. Le thermomètre descend à 15° au-dessous de zéro.

Et, un certain soir, alors qu’un froid sauvage fouette les paquets de couvertures qui montent la garde derrière les parapets de terre dure et coupante, l’ennemi arrive. Il arrive, et sa rumeur, que le vent a l’obligeance de porter vers nous, nous parvient sous différents aspects. Sur la plaine infinie et baignée par une lune claire et glacée, monte un bruit d’abord sourd et uniforme. Nous l’écoutons avec l’anxiété de l’animal aux abois qui entend arriver la meute. Nous l’écoutons au moins deux heures. Les yeux exorbités, dont le liquide protecteur s’épaissit et gèle, fixent obstinément le panorama spectral. Rien n’est encore visible. Pourtant les uns et les autres annoncent à tous moments : « Les voilà ! »

L’imagination tendue fait danser la ligne qui reste visible et celle-ci prend parfois la forme d’un mirage inquiétant. Mille idées tourbillonnent sous le bonnet de poils de chat. La patrie lointaine, la famille, les amis, un amour insensé, désespéré. On envisage toutes les solutions, la capitulation, la captivité, la fuite… la fuite ou la mort, oui la mort, vite très vite, pour en finir. Quelques-uns s’agrippent à leurs armes et songent à une défense héroïque, à repousser, à maintenir. Mais la plupart envisagent même la mort. De cette résignation vont naître les héros les plus glorieux de toute la guerre. Des couards, des peureux, des pacifistes qui, depuis le début, ne sont pas d’accord avec la guerre et Hitler, et qui, délirants de terreur, vont sauver leur vie, bien souvent celle des autres par la même occasion, par la force des choses.

Devant l’énorme ouragan, chaque fois que la fuite sera possible, nous la prendrons. Mais souvent elle ne l’est pas. Les héros sans gloire vont alors faire preuve d’une force supérieure à celle de l’assaillant. On ne combat plus pour Hitler, on ne combat plus pour le national-socialisme ni pour le Troisième Reich, même plus pour la fiancée, la mère ou la famille, qui plient sous les villes ravagées par les bombes. On se bat avec la peur, pour la peur. Mais même l’idée acceptée de la mort vous fait gueuler de rage impuissante. On va se battre pour une chose honteuse mais tellement plus forte que toutes les doctrines ! On va se battre pour soi-même. Pour essayer de ne pas crever, malgré tout, dans un trou de boue ou de neige. Comme le rat acculé au fond d’une cave qui n’hésite plus à sauter à la figure de l’homme à la taille démesurément plus importante que lui.

Foutus pour foutus, notre terreur va se transformer en une forteresse de désespoir contre laquelle l’idée du communisme des soldats rouges va avoir fort à faire. La rumeur grossit, et en attendant, nous restons accrochés à la terre maudite.

Maintenant les bruits sont distincts. La silhouette de Halls, qui ressemble à un sac de pommes de terre, remue et se déplace vers moi :

— Tu entends, il y a des chars, murmure-t-il.

Je n’entends que cela.

Puis viennent aussi des chants. Poussés par d’innombrables poitrines. Les Russes ne se gênent pas. C’est le grand rush. À leur tour, ils ressentent l’allant, l’enthousiasme des troupes qui avancent.

— Il y a un an et demi je gueulais de même en marchant sur Moscou, murmure l’ancien.

La nuit passe. La rumeur se manifeste de façon différente, mais persiste. Les hommes au repos dans les isbas ont regagné les positions. Tout le monde est là. Même les services auxiliaires ont aménagé des défenses auprès des cantonnements. Le front s’étale sur une longue bande, peu profonde. Une longue bande où les régiments s’accoudent sur à peu près une centaine de kilomètres pour notre division. Nous sommes nombreux, très nombreux. À peu près trente fois moins que le raz de marée qui s’avance.

L’anxiété reste fixée comme une émission pessimiste captée par les casques d’acier. La respiration se condense sur les narines, sur les lèvres, sur le col relevé de la capote. Les pieds et les mains nous ont fait mal depuis longtemps. À présent, raidis par le froid, nos membres semblent désolidarisés de notre tension nerveuse. Les autres soirs, les gars tournaient en rond dans les trous pour ne pas geler. Ce soir, les encombrantes surbottes ont été jetées de côté et tout est immobile. Le froid coupant passe, comme un rêve silencieux, déposant sur la terre et les hommes une pellicule de givre. Nous devons manœuvrer les culasses de temps à autre par précaution. Chaque fois leur contact, collant de froid, nous fait l’effet d’une décharge électrique. À l’est, les Russes semblent s’être tus. Seuls, leurs moteurs bourdonnent d’une façon inquiétante.

Parfois un hennissement nous parvient. Un cheval sous-alimenté de notre parc crève en poussant une plainte rauque. Le sommeil pèse, aussi énorme que la peur et le froid. Les yeux ouverts, il nous touche par intermittence. Par fractions de cinq ou dix minutes il nous fait oublier. Puis, dans un sursaut nous retrouvons la réalité. Ainsi de suite jusqu’au petit matin, à l’heure où beaucoup meurent de froid.

Les Russes prennent leur temps. Vingt-quatre heures se sont encore écoulées et seule la rumeur du front soviétique qui s’installe persiste. Si nous en avions encore la force et les possibilités, une contre-attaque de notre part nous vaudrait un certain succès. Nous n’avons que l’ordre de résister dans ce froid maudit. On organise à nouveau des repos de quatre heures en quatre heures, de façon à laisser le plus de types possible en position. Beaucoup s’endorment au pied de leurs armes et se réveillent brusquement avec de sérieuses gelures. Nuit et jour, des blessés nous quittent à dos de cheval ou à pied. Aucun renfort ne parvient et cela affaiblit encore notre front.

— Ça devient une combine, grommelle l’ancien.

À la tombée du jour, nous surprenons Lindberg, qui s’est éloigné soi-disant pour baisser ses pantalons, les jambes à nu. Il est resté trois quarts d’heure ainsi, et n’a pu résister plus longtemps. Maintenant il chiale comme un veau et Halls vide sa rancœur à l’égard de son pourvoyeur en lui flagellant les mollets et les cuisses à coups de ceinture de masque à gaz.

Le lendemain les Russes n’ont toujours pas attaqué. Nous sommes de plus en plus crispés et ne pouvons jouir du calme. Un avion nous survole et balance quatre gros sacs de courrier.