L’ancien écrase le mégot et l’enfouit dans le revers de sa manche. Il ne réapparaît qu’une demi-heure plus tard.
— Pendant dix minutes, affirme-t-il, nous avons remué la terre pour arracher Wesreidau à son tombeau ainsi que les deux autres officiers. Tous les trois ne souffrent que de blessures superficielles. Seul le gars des liaisons qui veillait devant le trou a été tué. Dans sa panique, il a dû vouloir se foutre à l’abri dans ce piège. Nous avons retrouvé son corps broyé sous l’effondrement de l’entrée.
Ouf ! Nous oublions le dernier tableau pour ne songer qu’à notre Hauptmann. Wesreidau est sauf. Nous tenons réellement à le conserver pour chef.
Le lendemain, il ne neige plus. Les flocons blancs n’ont pas réussi à s’amonceler sur les carcasses des chars détruits dont certaines parties métalliques ont été portées au rouge par les incendies. Les grands cadavres, encore chauds et noirs, hérissent la plaine au nombre d’une vingtaine. Quatre pointes d’attaque ont été lancées cette nuit par les rouges. Une sur notre position tenue par six compagnies, trois autres plus au nord, de vingt kilomètres en vingt kilomètres.
Nous avons pris la relève à 8 heures. Tout est immobile et ouatiné sous un ciel bas et très sombre. C’est le vrai ciel de l’hiver russe. La terre semble être recouverte d’une toiture opaque et lourde comme une chape de plomb. Je n’ai jamais revu d’ailleurs un ciel comme celui de l’hiver russe. Inconsciemment l’œil plissé des landser se lève vers lui comme pour en vérifier la solidité. La lumière suinte, pénible et diffuse, donnant à tout un aspect irréel. Les survêtements réversibles blancs ressortent en jaune pisseux sur la nouvelle neige immaculée. Chaque fantassin ressemble à une taie d’oreiller crasseuse et gonflée. Beaucoup ont endossé tout ce que le paquetage d’hiver peut contenir : capote, gilet, peau de mouton, etc. Les mouvements sont lents du fait de cet engoncement. Souvent les survêtements de camouflage sont déchirés de toutes parts n’étant pas prévus pour contenir tant de choses.
Malgré notre sentiment d’infériorité, les hommes sont plus détendus ce matin. Les carcasses des chars anéantis sont comme un tableau de chasse victorieux sous nos yeux pourtant pessimistes. Nous savons tous qu’il ne s’agissait pas d’une attaque sérieuse, mais nous avons réussi à maintenir les plus dangereux des monstres soviétiques. L’idée que les tankistes rouges n’avaient peut-être pas l’ordre de progresser davantage n’effleure que les anciens. Pour nous autres, c’est clair, nous les avons stoppés. Certaines bouteilles d’alcool réservées pour soutenir les blessés ont été débloquées par le capitaine lui-même. Le soir, dans les isbas qui abritent les hommes au repos, des petites fêtes s’organisent. Dans la nôtre, les hommes des Panzerfaust sont à l’honneur.
Dans la lumière restreinte et vacillante de sept ou huit bougies, les gobelets de bouteillons s’élèvent à la santé des obergefreiters Lensen, Kellermann et Dunde. Les grenadiers Smellens et Prinz trinquent avec Herr Hauptmann Wesreidau qui porte un volumineux pansement à la main gauche et deux autres au visage. Il y a aussi deux blessés allongés sur des brancards et à qui l’on offre cigarette sur cigarette.
Halls, exubérant comme à son habitude, décrit la bataille en mimant certaines scènes avec un grand geste du bras gauche qui brandit le gobelet, le droit étant occupé à gratter fébrilement les aisselles envahies par les poux. Lindberg s’agite, comme toujours lorsque tout va bien pour nous. La couardise l’a marqué plus que n’importe quel autre. Son visage, qui ne parvient pas à vieillir, en porte les stigmates.
Certains s’endorment tandis que les vociférations continuent. Les soldats de l’Est ont appris à dormir n’importe où, au milieu de n’importe quel tapage. Ceux qui persistent à veiller ont la tête et la langue échauffées par l’alcool. Dans la pénombre de l’isba, la scène prend l’aspect d’un tableau fantastique. Les chants montent comme dans toutes les réunions allemandes. Ici ce sont des chants de marche, car nous n’en connaissons guère d’autres. Puis l’ancien, qui en tient une sévère, entame un chant russe. Il parle le russe fort aisément. Nous ne pouvons traduire. Nul ne sait s’il s’agit d’un chant de la révolution rouge ou d’un chant de l’Ukraine amie. Peu importe, nous n’en sommes plus là !
Chacun entonne ce qui lui plaît dans la plus grande discordance. Halls me pousse à chanter en français, malgré mon envie de dégueuler. Et me voilà à brailler l’air de Sambre et Meuse. Puis deux ou trois autres conneries qui parlent de culs, de poils et de vérole.
Halls, rond comme une bille, s’esclaffe en criant :
— Voici les Franzouses à la rescousse, hourra pobiéda, surenchérit-il.
Alors se produisit un incident regrettable. Lensen s’est dressé, raidi par l’ivresse.
— Qui parle des Franzouses ici ? Que pouvons-nous attendre de ces lapins de garenne ?
Il s’adresse à Halls qui danse lourdement, comme un ours. Halls essaie de le prendre par le bras pour valser.
— Ta gueule, cochon ! hurle Lensen. Va t’enfoncer le crâne dans la neige au lieu de brailler des conneries.
Halls, qui le dépasse de près d’une tête, continue sa farandole. Alors Lensen lui flanque une bourrade et abuse de l’avantage que lui confère son mince grade.
— Stillgestanden, gefreiter ! hurle-t-il.
— Qu’est-ce qui te prend ? Tu te fous de ma gueule ? répond Halls, le regard embué d’alcool.
— Stillgestanden, insiste Lensen. Je vais t’en foutre, moi, de la Madelon.
— Tu oublies Sajer, vocifère Halls devenu pourpre en me désignant. Il a du sang français et il a passé sa vie en France. Les Français sont avec nous maintenant, assure-t-il, aussi peu au courant des choses que moi-même.
— Espèce de con ! qui t’a fait croire une connerie pareille ?
— C’est vrai ! jette quelqu’un. Ost Front en parle.
Je ne sais vraiment plus quelle tête faire.
— Vous rêvez, tas d’abrutis ! Même si une poignée de ces froussards est parmi nous, cela ne prouve rien. On voit bien que vous êtes des cheveux-noirs pour être toujours près des mandolines.
Lensen soulignait ainsi la mésentente fondamentale qui régnait depuis longtemps entre l’Allemand du Sud et le Prussien.
— Ma mère est née près de Berlin, Lensen, tu oublies cela, dis-je.
— Alors il te faut choisir ; ou bien tu es allemand comme nous, ou alors tu rejoins le je-m’en-foutisme français.
J’allais expliquer à Lensen que, de toute façon, on ne m’avait pas tellement laissé le choix.
— En Pologne et même à Chemnitz, on vous a posé la question. Je m’en souviens, j’étais présent.
— Mais il a choisi, cria Halls. Il fait ici le même boulot que toi.
— Alors il n’a plus rien à voir avec les Français ! claironna Lensen qui, pour son courage indéniable, s’était vu promu à la croix de guerre après avoir démoli son septième char au Panzerfaust.
J’étais accablé. Je me sentais vulnérable et incapable d’arriver à la cheville de Lensen. La guerre me paralysait toujours, c’était probablement mon vilain côté français que dénonçait Lensen. Je me sentis soudain le même masque que Lindberg qui, lui, n’était pourtant pas français, mais cependant originaire de la région du lac de Constance, un cheveu-noir, comme disait Lensen.
Un groupe joyeux entonna « Marienka », et la beuverie reprit l’initiative. Je restai un peu à l’écart avec mes réflexions. Toute la fierté que j’avais ressentie en prêtant serment au camp F, toute la joie de me sentir enfin l’égal de mes compagnons qui m’inspiraient un indiscutable respect, tous les efforts, tous les tourments endurés avec la foi de celui qui croit en ce qu’il fait, tout cela venait d’être remis en cause par l’accusation de cet ivrogne de Lensen. J’avais toujours plus ou moins senti un certain dédain de sa part. Pourtant, une fois, Lensen m’avait défendu en Pologne. Donc je me faisais des idées, Lensen n’avait rien contre mes origines… Mais aujourd’hui, la vérité avait éclaté. Mes compagnons de souffrance me rejetaient, malgré mes efforts, malgré ma meilleure volonté. Serais-je un jour vraiment digne de porter les armes allemandes ? Je maudissais intérieurement mes parents de m’avoir fait naître à une telle croisée de chemins.