Furieux et triste à la fois, je me retrouvais incroyablement seul. Je savais que je pouvais évidemment compter sur Halls, Wiener et même quelques autres. Mais les camarades s’étaient remis à boire et à chanter avec leurs frères de race ! Jamais plus à présent je n’oserais bafouiller leurs chants qui me plaisaient pourtant tellement. J’allais peut-être mourir un jour dans cette situation d’esclave nègre au côté de son maître. Cette idée m’était intolérable, et, s’ajoutant à la nausée provoquée par l’alcool, me contraignit à sortir pour vomir et respirer l’air plus que frais. Mon ivresse m’empêchait de réfléchir davantage. Je rentrai et gagnai un tas de paquetages où je me laissai choir. Puis, dégrafant tout mon bordel je me mis à gratter avec acharnement les poux qui meurtrissaient ma chair à hauteur du ceinturon.
Le lendemain, le front russe se remit à bouger. L’artillerie nous gratifia de quelques pruneaux. Depuis plusieurs jours, les popovs nous tenaient en haleine et préparaient sans aucun doute l’offensive définitive avec toujours cette lenteur qui caractérise leur organisation. Dans la journée, une colonne d’artillerie vint renforcer notre position. Cela nous valut un exercice à la pelle-pioche qui marqua nos mains d’ampoules multiples.
Toutes les troupes en ligne reçurent l’ordre de démanteler le front russe. C’est pourquoi on nous avait adjoint de l’artillerie de 88 et de 155.
Tout l’après-midi du lendemain, nos canonniers firent un tir de harcèlement sur Ivan désespérément muet. À la nuit, les sections, bardées d’armes, sortirent des trous et s’avancèrent sur la terre enneigée. La marche à l’est recommençait. Scheise ! Avec un certain frisson d’appréhension, les groupes tombèrent sur un régiment motorisé soviétique dont la masse insolite des véhicules semblait immobilisée in aeternum. Il y eut l’aboiement des F.M., le déchirement des grenades, les cris des hommes du régiment surpris par une agressivité de notre part à laquelle ils ne s’attendaient pas et le rugissement des incendies d’essence qui consumèrent un matériel représentant une somme considérable de roubles.
Puis tout le monde fit demi-tour avant que les rouges n’aient le temps de réagir et de se venger cruellement. Nous retournâmes à nos trous, couverts d’une gloire très passagère.
Le fait est que nous avions, du même coup, éveillé la colère des Russes qui entamèrent la danse avec le lever du jour très tardif.
Tout comme à Bielgorod, l’horizon s’enflamma d’un seul coup, avec la même soudaineté que les premières notes d’un opéra de Wagner. Notre précipitation vers nos postes prit dès le début un aspect tragique. La pluie de fer fut si dense qu’un quart des hommes fut hors de combat avant d’avoir pu atteindre ses positions. Les mêmes scènes que j’avais déjà vécues ailleurs se déroulèrent. Le spectacle de camarades hurlant dans leurs dernières convulsions avait toujours sur moi le même effet insupportable. Malgré toute ma volonté de vivre ou de mourir en héros de la Wehrmacht, je ne fus qu’un animal raidi de terreur et d’appréhension.
L’aviation allemande, sur laquelle nous ne comptions plus, fit une heureuse apparition en force et calma un peu l’ardeur des artilleurs rouges.
Le lendemain à l’aube ce fut celle des Russes qui vint à son tour sonner le glas parmi nos haubitz. Notre artillerie démantelée reçut l’ordre de se replier dans la nuit, nous laissant l’honneur du champ de bataille.
La position fut encore tenue quatre jours, malgré les assauts de l’infanterie appuyée par les blindés. Nous connûmes des heures faites d’un sport effroyable. Les morts furent, dans la mesure du possible, ensevelis dans les trous qu’ils occupaient de leur vivant. La compagnie raya quatre-vingt-trois noms de sa liste d’effectifs. Parmi ceux-ci, Olensheim, qui était revenu gravement blessé de Bielgorod pour recevoir le coup de grâce à l’ouest du Dniepr, là où la tranquillité devait être assurée.
Les Russes s’étaient enfin regroupés pour l’assaut suprême, et seuls quelques derniers préparatifs les retardaient sans doute encore. Néanmoins, leur artillerie, qu’on sentait se renforcer d’heure en heure, déversait sur nos positions et bien au-delà un pilonnage intensif. L’ancien venait d’être blessé et patientait aux côtés d’une centaine d’autres, avant d’être évacué sur un hôpital de l’arrière ou tout au moins une zone plus tranquille. Un sergent peu courtois avait pris la place de mon bon August, et je continuais à faire monter les chargeurs au spandau manié par une main nettement moins experte.
Cette nuit-là fut si horrible que je n’en garde qu’un souvenir éparpillé, confus. Le ravitaillement en munitions à travers les Graben se faisait bien souvent dans une toile de tente portée par deux ou quatre types. Quand je dis « cette nuit-là », il s’agit peut-être en fait du soir à 7 ou 8 heures – comment savoir en Russie… En été, le soleil ne se couche pratiquement pas, en hiver, il n’apparaît quasiment plus, surtout au début de l’hiver.
Nous venions d’essuyer les assauts de deux ou trois groupes importants. Dans les postes à gauche, il y avait eu beaucoup de cris et sans doute des camarades tués.
Cinq magasins avaient été épuisés et nous nous réchauffions les doigts sur le métal presque brûlant de la mitrailleuse. Le dixième et dernier magasin était enclenché et nous attendions avec anxiété les ravitailleurs. La nuit était éclairée de trente-six mille explosions produites par les obus russes qui s’abattaient continuellement, rendant tout déplacement très difficile. Les boyaux insuffisamment profonds n’accédaient qu’à certains postes. Quant aux autres, il fallait les approcher par bonds successifs, entre deux plongeons et ramper des dizaines de mètres sur la neige mêlée de mottes de terre gelées.
Quatre silhouettes étaient visibles de temps à autre à travers les éclairs. Les quatre camarades sautaient d’un trou d’obus à l’autre, transportant des projectiles pour mortier de 50 et des magasins pour spandau. À quarante mètres de notre position, nous les vîmes se détacher dans un éclair blanc et aucun cri ne souligna leur fin. Deux minutes plus tard, je rampais à mon tour vers l’impact. Sur l’ordre du sergent, je devais ramener au moins deux magasins. J’étais arrivé à l’endroit, lorsque le cri d’assaut des Russes s’éleva. Il y eut une avalanche de grenades et de torpilles de mortier léger. Le sol tressauta sous moi, d’une façon illogique. J’eus l’impression d’être un petit pois sur la peau d’un tambour savamment battu. J’étais allongé au milieu des camarades tués un instant plus tôt, sans discerner lucidement l’objet de mon déplacement. Il y eut un bruit de char. Le tout fut haché de mille traînées lumineuses, d’explosions roses, jaunes. Des phares perçaient la nuit et éclairaient une pancarte très courte portant l’inscription S. 157. La bouche grande ouverte, selon la prescription et surtout parce que je suffoquais, je demeurai sur place, cherchant en des gestes déments des points d’appui à travers ce monde diabolique où l’horizontale et la verticale variaient au rythme des cisaillements lumineux qui découpaient l’obscurité. Il me sembla reconnaître à travers toutes ces incertitudes, le crépitement de l’arme qu’avait servi l’ancien et dont je m’étais éloigné un instant. Ma raison chavirait. Il ne me semblait plus pouvoir trouver d’issue à cette situation et je demeurai rivé au sol, la tête basse comme l’animal encordé qui attend le coup d’assommoir.