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À cent mètres à gauche, le Pak vola dans la nuit zébrée d’éclairs avec ses munitions, ses servants et son tube marqué de 11 coups au but. Le tout retomba, avec toute la logique de la pesanteur, même les hommes qui avaient pourtant mérité le ciel. Un bruit effroyable de char s’éleva dans le tumulte. Un pliure vacillait et sautait sur le clair obscur. Le monstre, qui venait sans doute d’enjamber nos défenses, passa à vingt mètres. Je le vis soudainement s’embraser et, malgré le froid rude, un souffle brûlant m’asphyxia à demi. Dans une demi-inconscience, j’entendis, malgré la pétarade, une galopade aux alentours et aussi des cris, comme des jurons qui, s’ils n’étaient pas français n’étaient pas plus allemands.

Il me sembla distinguer le passage de deux ou trois paires de bottes. L’ensemble se présenta si vite, si confusément que je ne suis absolument plus sûr de ce que j’ai vu. Il y eut encore le hachement de la mitraille. Puis des cris ajoutés aux centaines d’autres. Le char explosa une seconde fois, éparpillant ses organes d’acier jusqu’à moi. Quelqu’un parmi les nôtres tirait donc encore.

Un calme tout à fait relatif succéda à ce tumulte pendant trois quarts d’heure. Broyé de tension nerveuse, je réussissais à m’arracher à ma torpeur et fis quelques pas vers le poste que j’occupais vingt minutes plus tôt. Mais il ne me sembla y voir que de la fumée et des corps allongés. La fumée venait d’ailleurs couvrir tout le secteur. Je fis brusquement demi-tour et partis irrésistiblement vers nos lignes intérieures. Je vis trop tard un cadavre et ne pus éviter de le piétiner. L’idée que j’étais désarmé m’assaillit, malgré ma grande émotion. Une arme traînait à côté du cadavre. Je m’en saisis et me remis à courir.

Quatre ou cinq coups de feu claquèrent à mes oreilles et le miaulement des balles me fit songer à l’enfer. À tous moments, il me semblait que j’allais défaillir. Entre deux haut-le-cœur j’échouai dans le trou de trois camarades aussi tendus que moi. Ils ne m’accordèrent aucun regard et continuèrent à fixer l’est sombre et fascinant. Un instant, littéralement écroulé au fond du trou, j’essayai de regrouper mes idées. Mille papillons illuminaient encore ma rétine, prolongeant ainsi l’éblouissement de tout à l’heure.

Je demeurai là un bon moment, me demandant quel point je devrais rallier. Puis les gars du trou poussèrent des exclamations. Je me redressai et jetai un regard craintif. Loin, très loin au sud, la terre semblait avoir pris feu. Un roulement de mille tonnerres ébranlait l’atmosphère.

À trente kilomètres au sud de nos positions, le deuxième front du Dniepr cédait sous l’irrésistible poussée russe. Des milliers de soldats allemands et roumains périssaient dans une fin apocalyptique. Une vingtaine de régiments, n’ayant pu se dégager à temps, déposaient enfin les armes et recevaient l’injuste salaire de leur bravoure : la captivité, la dégradation plus morale que militaire, l’humiliation…

Pour nous autres, la guerre continuait. Je décidai d’abandonner en hâte le refuge dans lequel j’avais plongé quelques minutes plus tôt. En courant comme un fou, à moitié plié en deux, j’échouai dans un autre poste de défense, parmi un groupe qui pansait un soldat inanimé. Un type, que je ne connaissais pas, m’appela par mon nom.

— D’où viens-tu Sajer ?

La tête agitée de soubresauts, je regardai dans sa direction.

— Je ne sais pas, je ne sais plus… Tout le monde est mort là-bas… J’ai fui parmi les Russes.

Derrière, un moteur hurlait. Un tracteur mettait une pièce lourde antichar en batterie. Les coups des départs claquèrent une seconde avant l’arrivée des projectiles. Les Russes recommençaient leur harcèlement. Tout le monde, moi y compris, reprit une position de défense. La fatigue agissait maintenant sur nous comme une drogue. Les impacts des Russes soulevaient la terre dans une succession de geysers de plus en plus serrés. Nous vîmes la rafale monter vers nous. Avec un cri de désespoir et de grâce, nous disparûmes dans le fond de la position, les uns contre les autres, agités du même tremblement. Les chocs se rapprochèrent avec une violence effroyable. Des giclées de neige, des myriades de mottes de terre, dévalèrent en déluge dans notre trou. Un éclair blanc, accompagné d’un déplacement d’air formidable et d’un bruit qui nous rendit sourds, souleva le bord de la tranchée. Sans comprendre immédiatement ce qui nous arrivait, nous fûmes projetés tous en bloc sur l’autre versant et sur le blessé. La terre retomba dans un grand bruit et nous recouvrit.

Dans cet instant si proche de la mort, j’eus un accès de terreur qui faillit me faire éclater le cerveau. Emprisonné par la masse de terre, je me mis à hurler d’une façon anormale. Le simple souvenir de cet instant m’affole encore maintenant. Se sentir enseveli vivant est une impression si terrible que je ne sais comment l’exprimer. La terre était partout, dans mon cou, dans ma bouche, dans mes yeux ; mon corps entier était maintenu par une chose lourde et phénoménalement inerte. Mes plus grands efforts ne contribuaient qu’à la faire se resserrer un peu plus sur moi. Sous mes cuisses, la jambe d’un camarade bougeait avec l’acharnement d’un cheval dans les brancards d’un lourd tombereau. Quelque chose se dégagea sur mes épaules. Dans un brusque sursaut, j’arrachai ma tête à la terre et à mon casque, m’étranglant à demi avec la jugulaire. À côté, à cinquante centimètres, un masque horrifié, d’où s’échappait un bouillonnement de sang, hurlait d’une façon inhumaine. Mon corps restait bloqué. Il me sembla mourir ou perdre la raison.

Des hurlements de rage et de désespoir fusèrent de ma gorge. Aucun cauchemar, je crois, ne peut atteindre en intensité cette réalité. Je compris à ce moment seulement la signification de tous les cris d’horreur et de désespoir que j’avais perçus lors des divers combats auxquels j’avais participé. Les paroles des chants de marche, qui parlaient souvent du soldat mourant couvert de gloire, prenaient tout à coup une résonance grave et terrible.

Nous marchions comme deux frères Il est là dans la poussière Mon cœur est désespéré Mon cœur est désespéré…

Maintenant je sais plus encore que c’est dur de voir mourir un camarade. Je sais que c’est presque aussi dur que de mourir soi-même.

Cette nuit-là les Russes essayèrent à neuf reprises de percer nos lignes. Ils ne réussirent qu’à les démanteler. Si leur persévérance les avait portés, à un dixième ou onzième assaut, ils auraient certainement enfoncé totalement nos défenses. Ensevelis aux trois quarts, j’assistai ainsi, pendant vingt bonnes minutes, à l’ouragan de feu qui déversa ses fusées sur nos arrières, rasant ce qui restait du village, tuant environ sept cents hommes rien que dans notre régiment qui en comptait deux mille huit cents à peu près. À force de gratter la terre avec mes mains, je réussis donc au bout de vingt minutes à m’arracher à l’étreinte horrible. Deux hommes gisaient dans leur sang à travers le labour titanesque. Le blessé râlant de tout à l’heure était enseveli sous plus d’un mètre de terre et ne pouvait guère compter que sur la clémence du ciel.

Un type blessé, et presque aussi enterré que moi, geignait dans le même trou. En hâte, sous le fracas des explosions alentour, je dégageai le malheureux et l’aidai à se traîner à quatre pattes vers l’arrière. Une arme se trouvait là, je m’en emparai.