Hors d’haleine, nous trottinons en bordure de la piste derrière les chars qui nous ont sacrément distancés. Le groupe blindé entre en contact dix minutes avant nous. Le hachement de leurs mitrailleuses déchire l’air glacé avec un bruit plus grand que d’habitude. Le side-car revient vers nous et virevolte devant les premiers de ligne.
— Déploiement en tirailleurs dans la forêt !
Nous nous exécutons. Certains demeurent auprès du side-car qui est allé se loger dans une fondrière de neige. Il faut l’en sortir. Nous cavalons parmi les troncs droits comme des mâts de bateaux. La neige vierge crisse et craque par grandes plaques sous notre poids. Les chars ne sont plus visibles. Ils poursuivent vraisemblablement un ennemi qui s’enfuit.
Nous n’établissons quant à nous aucun contact. Une fusée nous rappelle vingt minutes plus tard auprès du fortin. Identique aux précédents, celui-ci est chargé d’une surveillance intérieure auprès de la piste que nous suivons et qui est en temps normal assez fréquentée.
Attaque de partisans comme il fallait s’y attendre. Sans doute la même bande que celle qui a massacré le poste de ce midi. Ici heureusement on a eu le temps de réagir. Six blessés, deux morts pour le fortin – (vingt-deux hommes) –, une vingtaine de tués ou blessés ennemis jonchent la neige piétinée. Des armes, de type russe et allemand, sont demeurées sur place. Certaines aussi sont américaines. Des partisans blessés rampent, en agonisant vers la forêt. Aucun ordre ne peut retenir les hommes, et les mausers claquent, mettant un terme à leurs souffrances. Deux prisonniers hirsutes sont tombés entre nos mains. Leurs yeux farouches roulent comme ceux des loups pris dans un piège. Nos questions ne provoquent que des réponses anodines. Seules quelques paroles reviennent en leitmotiv : « Nous pas Kommunist. » Sont-ils niais ? Ne savent-ils rien ? C’est fort probable… Ils ressemblent à des bêtes entraînées à tuer. Aucune discussion n’est possible. Les landser grondent.
Le regard de Wesreidau va des partisans à ses hommes. Le capitaine cherche à en savoir plus long. Il parle, insiste… rien n’aboutit. Excédé, il lève le bras avec une indifférence affectée. Les hommes s’emparent des deux francs-tireurs et les poussent devant eux.
Les loups humains se retournent et grognent. Mais la vue des armes leur fait perdre la tête. Maintenant ils courent. Ils courent jusqu'à ce que les rafales les rattrapent et les jettent à terre.
Le fortin a été sauvé in extremis. Aux dires des hommes qui l’occupaient, quatre cents partisans au moins les attaquaient depuis deux heures. Les territoriaux nous serrent dans leurs bras. Leur joie est profonde. Ils repartent avec nous car nous leur apportons l’ordre d’évacuation. Nous sommes momentanément la balayette de la Wehrmacht.
Pour comble de malheur, un incident déplorable survient dans les dix minutes qui suivent la remise en marche du convoi. Le side-car de tête, qui précède de trente ou quarante mètres le premier char-tracteur, reprend la piste et se propulse difficilement sur la neige. Le char le suit et passe donc au même endroit. Soudain une explosion qui semble le soulever de terre déchire l’atmosphère, un long « braoum » se répercute. La neige des arbres alentour est secouée et chute avec un bruit cristallin parmi les branchages. Le char est déchenillé et crevé par le dessous. Le feu ronfle et de grosses volutes de fumée s’échappent de dessous l’engin en roulant sur le sol glacé qu’elles souillent. Précipitation, affolement dans les traîneaux qui suivent et parmi lesquels on déplore déjà des tués et blessés. Un sous-officier a sauté sur le capot du tank et essaie de dégager l’équipage commotionné et peut-être grièvement blessé. D’autres bondissent à la rescousse tandis que l’infanterie se précipite sur les bas-côtés prête à toute éventualité. Une fumée dense et noire enveloppe maintenant l’engin. Tout secours demeure vain. Trois extincteurs sont déversés sur la ferraille noircie tandis qu’à la hâte les traîneaux sont éloignés. Le feu ronfle à l’intérieur du Panzer et rien ne peut l’éteindre. Puis le réservoir, sans doute dessoudé lâche cent cinquante litres d’essence qui s’enflamment en grondant et se répandent sur la neige. Panique, repli rapide, les landser roussis cèdent le terrain au feu qui jette un noir panache vers le ciel presque aussi sombre. Officiers et soldats assistent, dans une rage impuissante, à la carbonisation des trois tankistes dont l’odeur de chair grillée se mélange ignominieusement à celle du benzol. Les deux hommes du side-car de tête sont passés quelques secondes plus tôt au même endroit. Leurs roues ont peut-être évité, à vingt centimètres près, le détonateur de la mine déposée par les partisans. Ils assistent eux aussi au drame avec une sueur froide qui coule le long de leur échine.
La colonne abandonne le char déformé par l’incendie qui fait éclater les munitions. Elle abandonne aussi trois lourds traîneaux avec une partie du matériel que l’on incendie. Ceux qui s’y trouvaient sont répartis sur les autres véhicules. On fait un détour pour éviter les bandes de mitrailleuses qui explosent. On laisse aussi deux tombes. Deux hommes tués sans avoir pu se défendre. Deux hommes qui ont derrière eux trois ans de luttes difficiles et qui ont mérité le Valhalla.
Nous cédons le terrain aux vagues rouges qui nous suivent. Ce sont les ultimes traces du passage de la dernière croisade européenne, avec tout ce que ce mot peut représenter.
Le froid aigu est toujours du voyage. Même les dernières émotions ne sont pas parvenues à nous le faire oublier un instant. Peu de temps après, nous retrouvons l’unité divisionnaire dans un bourg assez important qui porte le nom de Boporoeivska, si mes souvenirs sont exacts. Tranchées, chevaux de frise, des compagnies de pontonniers aidés de la Todt s’activent à miner tout le secteur. D’autres régiments d’infanterie ont également rejoint ce point. Une unité de blindés, équipée de Tigerpanzer, est là aussi. Une douzaine de ces monstres immobiles semblent assister en ricanant au passage de notre matériel reformé. La présence des Tigre rassure tout le monde. Ce sont de véritables forteresses d’acier qu’aucun char russe ne peut concurrencer. Leur long tube de 88 est d’une précision parait-il infaillible.
Boporoeivska abrite un certain nombre de fonctionnaires militaires de la Wehrmacht, qui semblent surpris de se trouver subitement sur le champ de bataille. Leur humeur est exécrable et l’on croit même déceler un certain mépris de leur part. Les bureaucrates ne nous pardonnent peut-être pas de battre en retraite. Pour eux, la Russie n’est rien d’autre que ce bled organisé où l’on peut s’abriter du froid, où l’on mange à sa faim en établissant des rapports sur la répartition des marchandises vers le front, peut-être aussi de charmantes soirées avec les Ukrainiennes qui n’ont pas l’air de manquer par ici. Ces dames et demoiselles semblent d’ailleurs préparer quelque départ rapide en compagnie de ces messieurs vers un lieu éloigné et plus tranquille. C’est sans doute à nous autres que va échoir l’honneur de défendre les paillasses de ces ronds-de-cuir. Cette constatation nous exaspère et des bagarres vite réprimées éclatent. Mais, finalement, nous sommes trop crevés et trop transis pour démêler un tel problème. Nous occupons avec une grande satisfaction les isbas encore chaudes qu’on nous désigne. Il y a là à bouffer, à boire et la possibilité de se laver à l’eau chaude. L’éclairage est rare, mais les foyers, que nous alimentons avec tout ce qui nous tombe sous la main, éclairent violemment ce paradis retrouvé. Deux heures après notre arrivée, chaque cantonnement a fait fondre des mètres cubes de neige qui procurent des hectolitres d’eau chaude. Tout le monde est à poil et se décrasse à qui mieux mieux avec cette flotte bénie. On trempe les pantalons, les caleçons merdeux, les chemises, les vareuses ; tout y passe avec une fièvre qui frise la panique. Le temps du paradis sera certainement éphémère et chacun essaie d’en profiter au maximum. Un lascar ramène même une caissette pleine de fines savonnettes pour la toilette. C’est la joie ! On délaie celles-ci dans les plus grands baquets. Les rigolades, que l’on n’entendait plus depuis pas mal de temps, fusent à nouveau.