On détruit même les baraquements. Notre stupéfaction est totale.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demande-t-on.
— Los ! Los ! Schnell ! on fout le camp.
Les camions gris-bleu mat nous emportent en cahotant vers le nord, sans que nous ayons réalisé. Dans ce beau printemps en pleine germination, le camp organisé élève derrière nous un brasier dont les volutes de fumée grimpent dans l’air calme et pur comme un sinistre présage.
Les conversations vont bon train. Qu’arrive-t-il ? Pourquoi détruit-on le camp ? Où est le front maintenant ? Vers 10 heures, la colonne « Gross Deutschland » stoppe au long d’une voie ombragée par des branches chargées de millions de bourgeons qui éclatent sous la poussée irrésistible des feuilles à peine vertes mais charnues. Les oiseaux, aussi peu avertis que nous, chantent et volent jusque sur les ridelles. Un side-car de liaison a rejoint la Volkswagen des officiers et transmet des ordres. Puis les felds nous font faire demi-tour.
À ce moment à travers la pétarade des échappements quelqu’un perçoit le ronronnement d’une meute aérienne.
Coups de sifflet stridents !
— Achtung ! avions ennemis sur nous ! Achtung…
Les soldats sautent des camions qui roulent encore. Bousculade, précipitation générale.
En fait, les avions – des chasseurs bombardiers « Il » – qui nous ont repérés, prennent leur temps. Ils tournoient au nombre d’une quinzaine à quatre ou cinq cents mètres au-dessus de nous. Des camions ont été précipitamment abandonnés en travers de la route. Les officiers courent et braillent après les chauffeurs qui, pris entre deux feux, ne savent plus où donner de la tête. Finalement, ils bondissent vers leurs machines, redémarrent et enfouissent celles-ci en catastrophe dans le taillis. In extremis d’ailleurs, car le vol des vautours s’abat déjà sur nous.
D’abord les bombes. Juste avant leur explosion, on a pu les distinguer au cours de leur chute. On dirait de grosses fléchettes avec leur longue tige qui leur permet de percuter au-dessus du sol. La première grêle tombe heureusement de l’autre côté de la route, dans les buissons épineux qui voltigent en l’air au milieu du fracas du tonnerre. Les avions se sont partagés la besogne en deux groupes. Le second lâche sa bordée presque au même endroit.
Le choc est d’une violence inouïe. Tout saute en l’air et nous retombe sur la gueule. Un camion culbuté vient terminer sa trajectoire à dix mètres de notre planque. Son incendie s’étend jusqu’à nous, nous obligeant à fuir ailleurs. Plus question de regarder ce qui se passe. Par bonds, chacun s’éloigne au maximum de la route que les avions passent bientôt au rocket et à la mitrailleuse.
Des hommes délogés essaient de s’enfuir sans remarquer que d’autres avions suivent les premiers. Ils sont hachés par la mitraille qui passe sur le groupe comme une faucheuse impitoyable. Ils sautent, rebondissent et se désarticulent comme des pantins dont les ficelles seraient arrachées.
Les incendies de dix-huit véhicules noircissent le ciel que l’aviation ennemie abandonne enfin. L’attaque a été si foudroyante que personne n’a encore très bien réalisé. Nous nous rapprochons du désastre sans perdre le ciel de vue. L’ennemi pourrait bien feindre de s’éloigner pour surgir de nouveau.
La route, gluante du récent dégel et des pluies printanières, est jonchée de débris et de corps écharpés. La violence des impacts a défoncé certains de ceux-ci, projetant leurs viscères sept ou huit mètres plus loin. Le paisible chemin où piaillaient les oiseaux il y a encore un quart d’heure semble avoir été défiguré. Les buissons printaniers sont hachés et noircis par les incendies d’essence et d’huile. Les bourgeons à peine éclos jonchent aussi le sol parmi les flaques de sang qui ont giclé de place en place.
En un quart d’heure, notre colonne, formée par une trentaine de véhicules transportant trois compagnies, a perdu vingt hommes et dix-huit voitures. Trois blessés sont recueillis dans un état désespéré.
Nous relevons les restes de nos morts, tandis que tout le monde s’active à creuser des fosses. Parmi les victimes, Hoth et Dunde sur qui on récupère la Croix de Fer récemment gagnée sur le deuxième front du Dniepr. Ce sont tous deux des copains avec qui nous plaisantions il y a vingt-quatre heures à peine. La guerre commence à rayer des noms bien connus. Après coup, le tragique de la situation nous assaille et nous accable.
Les hommes se tassent sur les camions intacts qui ploient sous la charge. Il y en a sur les marchepieds, sur les ailes, sur les capots, sur les pare-chocs avant. Des branches à peine feuillues sont encore coincées parmi les ruches humaines qui se propulsent à quarante à l’heure. Sous ce poids excessif, deux taxis rendent l’âme. Pour leurs occupants, aucune autre possibilité que de continuer à pied.
Ils nous rejoindront six jours plus tard sur la frontière roumaine, alors que nous nous apprêtons à aller renforcer la charnière de Vinitza entre le front central, enfoncé, et celui du sud qui semble tenir encore. Les camarades ont d’ailleurs été attaqués par les partisans russo-polonais. Fort heureusement l’engagement a tourné à leur avantage. Ils ont récupéré les chevaux des partisans et ceux qui restaient dans quelques fermes. C’est donc une escouade de cavalerie de la plus haute fantaisie qui nous rejoint. Le temps est splendide et nous allons remettre les pieds en Russie juste après la fonte des glaces. Quelques camions roumains encore consacrés à la vie civile sont réquisitionnés et remplacent ceux que nous avons récemment perdus. Ce sont de vieilles machines qui portent le nom d’entreprises privées. On n'a pas le temps de les repeindre. Notre section embarque dans une voiture de déménagement de marque anglaise dont la date de sortie d’usine doit remonter à 1930.
Chapitre XV
Retour en Ukraine
Après un voyage bousculé et précipité, nous entrons à nouveau en Ukraine où la terre n’a pas encore totalement absorbé l’eau du dégel. Des espaces bouillasseux sont franchis après des heures de difficulté. Néanmoins il fait beau et même chaud. Bien souvent, nous travaillons torse nu.
En cours de route, des ordres nous parviennent. Nous n’allons plus à Vinitza. Nous devons rétablir les communications, perpétuellement perturbées par les partisans, entre l’arrière et le front. Nous devons également maîtriser et anéantir ces bandes. La guerre des partisans est effectivement plus virulente que jamais et paralyse bien souvent le ravitaillement déjà fort précaire des unités engagées. La tête de pont de Vinitza doit tenir. C’est de là que des offensives, destinées à sectionner le coin ardent que les Russes ont enfoncé jusqu’en Pologne devant Lwow, devront partir et rétablir la jonction avec le front nord qui tient, parait-il.
Nos détachements, aidés d’autres unités, vont donc devoir affronter les francs-tireurs dans une lutte d’embuscades où l’avantage demeure entre les mains de celui qui a surpris l’autre. La division est une fois de plus dispersée. Sa plus grosse partie combat au nord de Lwow et en Russie blanche dans le secteur nord. Des éléments, comme nous éparpillés, combattent le front intérieur à la limite des secteurs centre et sud avant d’aller la rejoindre quelques semaines plus tard. Notre zone d’opérations s’étend jusqu’à la Roumanie en passant par la Bessarabie. Tout comme par le passé nous demeurons une unité fort mobile destinée à appuyer certains points en état d’urgence.