Pour nous autres, combattants de l’est, cette jovialité de la nature excusait ce qui se passait. Après la boue et le froid, nous étions comme des animaux sauvages, joyeux du soleil printanier, rassurés à la pensée que le problème de l’abri pour la nuit n’avait plus d’importance.
Nous déplorions ce qui venait de se passer, et qui avait troublé cette quiétude si appréciable.
Les paysans russes stagnaient toujours dans leur crise de désespoir larmoyante.
Des insultes compréhensibles simplement par leur ton, persistaient à pleuvoir sur notre philosophie du bien-être.
Une pierre fut jetée. Elle frappa un de nos blessés au visage. Indignés, deux landser firent volte-face en brandissant leur mitraillette.
— Disparaissez, cochons ! ou on vous passe à la perforeuse.
Les injures ne tarissaient pas. Des faces, surtout féminines, tordues de rage, crachaient et juraient. Des poings vengeurs se levaient. Brusquement, dans le ciel merveilleux apparurent six avions volant aile dans aile. Six chasseurs soviétiques en quête de quelque convoi. Se sentant appuyés, les Russes hurlèrent des « Hourra, Staline ! » vers le ciel. Ils nous montraient du doigt aux aviateurs aveugles qui continuèrent leur ronde.
Nous lûmes sur tous ces visages une haine si grande qu’un frisson nous parcourut malgré le beau printemps. Nous eûmes en mémoire les camarades des postes, torturés, mutilés, assassinés par des gens qui s’étaient mêlés d’une affaire dont on les dispensait. Nous revîmes les morts tragiques des postes territoriaux au long de la retraite de cet hiver. Les visages ouverts à la hache pour récupérer les dents en or. L’épouvantable agonie des blessés liés la tête enfouie dans le ventre béant d’un camarade mort. Les parties viriles tranchées. La section Ellers retrouvée encordée et nue par 35° au-dessous de zéro, les pieds, plongés dans l’abreuvoir d’un prieka, ne formant plus qu’un bloc de glace. Le visage des torturés sous le ciel sombre de l’hiver…
La bouche sèche, nous écoutions monter la rage de ces familles qui payaient aujourd’hui ce qu’elles auraient pu éviter de tout temps. Nous n’attendions que l’ordre de tirer sur ce troupeau méprisable. L’arme tremblait dans les mains sales et nerveuses de mon plus proche compagnon. Plus loin, un autre ne parvenait plus à maîtriser le frémissement des muscles de son visage. Le travail avait cessé et la colère montait comme l’orage.
Un homme maigre et svelte s’avança à grands pas entre les deux groupes.
Nous reconnûmes Wesreidau.
L’officier était blanc de fureur. Il s’arrêta à cinq mètres des Russes et braqua sur eux un regard si terrible que le silence se fit.
Wesreidau avait eu l’occasion d’apprendre le russe au long de sa longue campagne. Il conseilla à ceux-ci d’ensevelir leurs morts en observant le même silence et le même respect qu’il commandait à ses troupes. Il rassura les villageois en leur disant que la guerre allait bientôt se terminer pour eux et qu’ils veuillent bien patienter et s’en tenir à l’écart. Il leur précisa avec sincérité qu’il n’avait jamais songé que la guerre l’amènerait à tirer sur des civils armés et égarés par la propagande. Il s’excusa de ce qu’il avait été obligé de faire. Puis sa voix se fit dure comme la mort. Il souligna qu’il ne supporterait plus aucune offense, et qu’il comptait remmener tous ses hommes encore en vie, le village au complet dût-il en répondre.
Les paroles de Wesreidau firent l’effet d’un baume. Tout rentra dans un ordre inattendu et insoupçonné. Les morts furent inhumés, les pleurs silencieux.
Nous récupérâmes l’essence indispensable à notre retour à la réserve du poste.
Les hommes qui s’y trouvaient nous gratifièrent de quelques bouteilles qu’ils avaient mises de côté depuis quelques mois. Et le convoi reprit la route du retour. Huit camarades blessés demeuraient au poste où les secours arriveraient le lendemain. Six manquaient à l’appel. La terre d’Ukraine les garderait à jamais.
— On est moins serrés qu’à l’aller, fit remarquer quelqu’un avec une bonhomie déplacée.
Les visages acquiescèrent sans répondre. Les regards s’attardaient sur le village qui disparaissait dans la poussière que soulevaient les camions. Le beau printemps s’épanouissait toujours autour de nos gueules noires de poussière et bardées d’acier. Il ne semblait plus possible qu’elles s’y incorporent. Un démêlé inextricable errait dans les consciences. Les pensées, comme les regards ne parvenaient plus à s’accrocher sur quelque chose d’apparemment définitif, sur quelque chose de reposant. Le salut ne semblait pas être du convoi.
La poussière tourbillonnait et masquait l’éclatant printemps.
Il n’y avait plus que ces véhicules avec leur chargement tragique auquel était suspendu le grotesque cadavre d’un porc maculé de sang et de mouches.
Les camions brinquebalaient sur la petite route de montagne. Une petite route illogique, qui semblait avoir été tracée par une chèvre, dont le sentier aurait été aménagé par la suite. Elle enjambait les difficultés sans y remédier, tantôt se hissant sur une proéminence grossièrement empierrée, ou longeant un talus naturel et ombragé. Parfois, elle s’égarait dans le cours d’une rivière inattendue ou d’un étang provisoire. D’autres fois encore elle s’élargissait sur un désert de poussière où la sécheresse semblait éternelle. Les camions suivaient doucement son cours, transportant leur chargement de soldats insolites entre leurs ridelles brinquebalantes.
Et les gueules de mes camarades erraient sans cesse sur des horizons nouveaux où le regard n’a pas le temps de s’attarder, sur ce printemps trop grand et trop intense qui ne tolère pas qu’on l’oublie pour faire la guerre. Les gueules sans expression le regardaient à la façon du malheureux s’extasiant devant une vitrine de Noël.
Nous aussi, nous aurions bien voulu que la guerre s’arrête ! On en rêvait comme les grands malades que la vue des premiers bourgeons enivre et qui ont un sursaut de vie.
Mais la guerre ne s’arrête pas : elle ne fait que semblant. Il y a toujours quelqu’un qui la rallume sous un prétexte quelconque. Ce quelqu’un a de bonnes raisons et peut-être aussi bien dans un camp que dans l’autre. Aujourd’hui, il a traversé la route tandis que nous grimpions cette longue côte. Il nous a vus, et il s’est hâté. Il disposait d’une dizaine de minutes pour camoufler son piège dans un des nombreux nids de poule qui creusaient la voie. Puis il s’est caché et il a peut-être attendu pour voir. Peut-être a-t-il vu, lui aussi, l’éclair jaune qui a désarticulé notre véhicule de tête. Ça a fait un grand bruit comme tous les autres. Et puis il y a eu la poussière, le feu et la fumée. Beaucoup de fumée. Elle montait en panaches noirâtres vers le ciel désespérément souriant, et dans l’ombre de ces panaches six hommes ensanglantés mouraient lentement. Le steiner avait perdu son avant et ce qui restait s’était retourné sur le côté.
Tandis que nous prenions une position défensive, quelques camarades tiraient les moribonds hors des flammes. Nous adossâmes Wesreidau et les cinq autres occupants de la voiture de commandement contre le talus de terre rouge.
Deux d’entre eux étaient déjà morts.
Un autre avait eu la jambe ouverte en plusieurs endroits par de la tôle tordue, sa cuisse ressemblait à un mille-feuille. Wesreidau était criblé d’éclats. Des fractures multiples semblaient avoir brisé son corps. Tout ce qui était possible d’être fait fut fait. Wesreidau avait comme amis au moins une compagnie. Tout le monde prêta son concours. Nous réussîmes à lui faire reprendre connaissance.