Contrairement à tous ceux que nous avions pu voir jusque-là, notre capitaine n’avait pas un visage révulsé par la douleur ou l’angoisse de la mort. Son visage tuméfié esquissa même un sourire. Nous le crûmes sauvé. D’une voix très faible, il nous parla de notre aventure collective. Il réclama notre union devant tout ce qui allait suivre. Il désigna une de ses poches d’où l’adjudant Sperlovski tira une enveloppe, sans doute destinée à sa famille. Puis il se passa une cinquantaine de secondes durant lesquelles nous vîmes notre chef mourir lentement. Nos regards habitués à ce spectacle ne frémirent pas. Il y eut seulement un silence terrible.
Deux hommes furent sauvés quand même. Nous les chargeâmes avec précaution sur nos derniers véhicules. Le lieutenant Wollers prit le commandement et fit enterrer décemment notre officier vénéré. Les landser défilèrent un à un devant la tombe et saluèrent. Nous venions de perdre celui sur lequel reposait le sort de la compagnie. Nous nous sentîmes abandonnés.
Dans la nuit nous retrouvâmes le village oublié du monde où les camarades attendaient avec anxiété notre retour. L’annonce de la mort de notre officier provoqua stupeur et consternation. Nous étions tous en péril de mort, mais la disparition de Wesreidau semblait impossible. Comme paraît impossible à des enfants la vie sans leurs parents.
Les autres tués, nous les attendions, si je peux m’exprimer ainsi, tandis que notre chef, personne ne pouvait admettre son absence.
La garde, celle nuit, parut plus incertaine qu’auparavant.
Les trois compagnies se sentirent plus vulnérables que jamais. Il y eut comme un appel à l’aide silencieux.
De qui allait dorénavant dépendre le destin du groupement ? Quel officier nous serait délégué ?
Aux premières lueurs du jour, après que notre message radio eut atteint le Q.G., un « DO‑217 » survola notre retraite et largua un message fumigène. Les trois compagnies motorisées devaient à la hâte rejoindre un secteur situé au nord, sur une position clé du front.
Branle-bas général, ordre de destruction de nos bases et du village en grande partie. Rien ne devait rester qui puisse aider ou abriter l’ennemi. Faute de matière incendiaire, nous dûmes nous limiter à brûler seulement les chaumes des maisons campagnardes.
Puis les compagnies motorisées partirent à pied. Les quatre camions vétustes chargèrent le matériel, la camionnette radio et le side-car les précédèrent. Tous les quinze ou vingt kilomètres, ils s’arrêteront et nous attendront. Nous arriverons ensemble ou pas du tout. Les ordres du quartier général n’ont pas de sens. Ils ignorent dans quel état se trouvent les unités mobiles prétendument au repos. Nous ne pouvons pas faire mieux.
Le plus ennuyeux est le problème de la nourriture. Aucun ravitaillement ne nous est parvenu depuis fort longtemps. La cuisine ici devient de la magie. Les landser sont devenus trappeurs, piégeurs, dénicheurs de nids. Ils font des expériences culinaires avec des plantes qui ressemblent à de la salade. De longues randonnées les ont quelquefois amenés à la capture d’un cheval abandonné. Mais huit cents hommes représentent un approvisionnement important, et chaque jour le même problème se pose. Chaque jour le radio appelle. Chaque jour, même réponse : « Approvisionnement en route, devrait être arrivé. » La poste militaire a disparu aussi ; ni lettres ni colis, rien.
Malgré l’été et le beau soleil – qui devient d’ailleurs un peu trop chaud –, la situation tourne au tragique.
Le cochon d’hier a été grillé ou bouilli et dévoré dans la nuit avec cent cinquante litres d’eau chaude baptisée bouillon de porc.
Aujourd’hui, nous partons au front. L’œil brille comme celui de loups affamés. Les estomacs sont vides. Les gamelles sont vides. L’horizon est vide de toutes promesses. Derrière nos pupilles rendues brillantes par la faim, des idées de meurtre s’installent. La faim est une chose étrange. Elle vous plonge dans un état curieux. On ne peut pas imaginer que l’on puisse mourir de faim. Il y a fort longtemps que nous sommes dressés à nous contenter de fort peu et de n’importe quoi. Nos estomacs agressifs ont digéré des choses qui suffiraient à tuer un bourgeois en un mois. Plus une once de graisse, plus aucun ventre, plus de double menton. Les muscles longs dessinent des corps comme ceux des écorchés. En même temps que le jeûne, l’acuité de nos sens se développe. Nous ressemblons à ces animaux maigres et à l’œil vif qu’on rencontre dans le désert. Il faudra des jours de marche et de poussière pour éteindre cette vigueur de la prunelle. Pour le moment, malgré le creux que l’on sent à l’estomac, tout est encore possible. Nous ferons tous les kilomètres qu’il faudra pour nous approvisionner. La Russie n’est tout de même pas un désert aride ! Par ici, la prairie immense semble fertile. Nous trouverons bien quelque bled à mettre à sac.
Sperlovski et Lensen passent la carte en revue. On y voit beaucoup de noms. Donc rien n’est grave. L’ennui est que ce rectangle de papier représente une région vaste comme un quart de la France. Et, entre deux villages, des centaines de kilomètres de distance apparemment déserts. Le moindre zigzag pour aller d’un des noms indiqués sur la carte à l’autre représente des jours de marche en plus.
— Rassurons-nous, clame Lensen, qui ne veut pas en démordre, il y a des villages perdus dans la steppe qui ne sont pas indiqués là-dessus. Et puis il y a des kolkhozes.
Ensuite nous avons ordre de monter vers le nord. Plus question de tergiverser. De toute façon, il n’y a plus rien à bouffer ici. Notre longue file s’ébranle. Kompanie, marsch ! marsch !
La prairie sans culture ni labour défile sous nos pas au rythme désespérant de quatre à cinq kilomètres à l’heure.
— Il y a de l’argent à faire dans l’agriculture par ici, songe tout haut un paysan du Hanovre.
Les endroits où lève le blé sont à proximité des villages. Au-delà, sur des espaces grands comme un département, il n’y a que l’herbe sauvage, la poussière grise ou rouge, la forêt dense et probablement vierge en beaucoup d’endroits. Les espaces démesurés nous sont devenus familiers. Ils sont surtout, pour nous autres, des champs de bataille possibles. La réaction se fera plus tard, pour ceux qui en reviendront. Elle se fera dans nos pays d’origine, avec leur densité étouffante où l’horizon, à portée de la main, est chargé continuellement de constructions bourgeoises d’utilité publique, de pierraille amoncelée en des styles douteux. Elle se fera surtout lorsque ces hommes, habitués à concevoir une terre à la dimension du ciel, ne sauront plus où poser leurs fesses sur de l’herbe qui appartient toujours à quelqu’un.
Pour nous, pour le moment il n’y a que l’espace sans borne où les bottes lèvent un nuage de poussière multicolore qui se dépose sur tout ce qui ose la remuer. Nous appartenons plus à cette terre qu’elle ne nous appartient. La guerre mise à part, nous en éprouvons un plaisir sans restriction. Une espèce de plénitude dont la nostalgie nous poursuivra indéfiniment.
Si seulement nous avions de quoi bouffer !
Après la pose de 11 heures, la marche a repris. Nous avons avalé comme une purge la salade cuite de pousses de blé préparée depuis deux jours. Le mil cuit uniquement à l’eau est conservé comme ultime ressource. La chaleur est lourde. Heureusement notre repas plus que léger ne nous entraîne pas à la somnolence de la digestion.
On boit l’eau qui a tiédi dans les bidons avec une certaine appréhension. Les cours d’eau sont, eux aussi, assez espacés et les mares risquent d’apporter le palu, la fièvre typhoïde, l’intoxication en général, voire le choléra. Pour se donner de l’ardeur, des groupes entonnent des refrains de marche. Ein Heller und ein Batzen. Les mots comme les notes s’égarent dans le vent léger qui les diffuse au vide. Ils perdent toute leur importance. Ils ne surprennent plus les camarades qui les ont entendus résonner entre les murs des villes pavoisées.