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Notre déception de rencontrer des troupes combattantes dans un tel état fut égale à celle qu’elles éprouvèrent en constatant notre dénuement.

— Où allez-vous ? railla un grand lieutenant décharné qui flottait dans un uniforme hétéroclite.

Il s’adressait au lieutenant de notre section, qui avait le commandement depuis la mort de Wesreidau. Notre chef indiqua la position à atteindre. Il cita des noms, des numéros, des latitudes… L’autre écoutait en titubant avec raideur, comme ces arbres morts qui battent au vent.

— De quoi parlez-vous ? Quel secteur ? Quelle cote ? Vous rêvez ? Il n’y a plus rien, plus rien, vous entendez. Il n’y a plus que des tombes grossières que la tempête bouleverse.

L’homme qui parlait ainsi portait encore à sa vareuse roussie et tachée de mille souillures, la décoration commémorative 1935 du national-socialisme. Il était grand, brun. Un lourd colis de grenades pesait à son ceinturon.

— Voyons, camarade, vous ne parlez pas sérieusement, plaidait notre lieutenant. Vous passez par une rude épreuve et vous perdez la tête. Vous souffrez de la faim, nous aussi, nous vivons de miracles.

L’autre se rapprocha. Ses yeux avaient une lueur si détestable, si inquiétante qu’on l’aurait volontiers abattu comme un animal malfaisant.

— Oui ! J’ai faim, rugit-il, faim comme les évangiles n’ont jamais pu imaginer. J’ai faim, j’ai mal, j’ai peur, à tel point que je souhaite vivre pour me venger de toute l’humanité. J’ai envie de vous dévorer, leutnant. Et ça viendra, leutnant, il y a eu des cas d’anthropophagie à Stalingrad. Il y en aura bientôt ici.

— Vous êtes fou ! Dans le pire des cas, il y a l’herbe à bouffer, et puis la Russie encore occupée possède des réserves pour la troupe ! Du courage, bon Dieu ! repliez-vous. Nous vous couvrirons.

L’autre éclata d’un hoquet plutôt que d’un rire. – Vous nous couvrez ! Nous pouvons aller tranquilles ! Expliquez ça aux hommes que vous voyez là. Ils ont cinq mois de guerre sur les épaules, perdu les quatre cinquièmes de leurs camarades, ont attendu renforts, munitions, vitamines, rations, médicaments, que sais-je encore ! Ils ont espéré mille fois, ont survécu mille fois. Aucune parole n’atteint plus leur raison, leutnant. Essayez…

Nous dûmes charger à dos une partie du matériel que transportaient les vétustes véhicules, derniers vestiges de nos trois compagnies motorisées. Les blessés graves de l’infanterie en déroute y prirent place. Ils partirent de l’avant et passèrent sous les yeux de ceux qui restaient ainsi immobiles sur la prairie d’Ukraine. Ces yeux regardaient les camions s’éloigner, en enviant le sort des blessés qui allaient, peut-être, échapper à l’étreinte de l’immensité.

Puis la troupe disparate, où se mêlaient les éléments de plusieurs unités, continua son repli. Marche vaine et vide. On avait l’impression de piétiner un immense tapis roulant qui se dérobait sous nos pas et nous laissait toujours à la même place. Combien se passa-t-il d’heures, de jours, de nuits ? Je n’en ai plus conscience. Les groupes se distendirent. Certains demeuraient longtemps sur place à dormir. Aucun ordre, aucune menace ne parvenait plus à les faire bouger. D’autres, de petits groupes, des durs ou peut-être des types à qui il restait quelque chose à bouffer, ce qui leur permettait de tenir le coup, partirent de l’avant. Et puis, il y eut des suicides, beaucoup de suicides. Il y eut aussi deux villages dilapidés de toute chose comestible. Il y eut des massacres. On tua pour un litre de lait de chèvre, pour quelques patates, pour une livre de mil. Les loups affamés et poursuivis n’ont plus le temps de palabrer.

Il y eut encore des hommes parmi les loups. Des hommes habillés en feldgrau, qui moururent pour préserver le contenu d’une boîte de conserve pleine de lait caillé, ultime réserve pour deux nourrissons avant que la tempête ne se calme. D’autres moururent tués également par leurs frères d’armes parce qu’ils s’insurgèrent contre ce que la famine avait engendré. Il y eut aussi ceux qui furent rossés et qui en périrent parce qu’on pensait qu’ils avaient caché des provisions dans le fond de leur « tape-cul », et puis, l’on s’aperçut qu’il était vide. À l'exception de celui d’un Autrichien qui mourut d’un coup de pied dans le crâne : il restait dans le fond de son sac deux poignées de miettes de biscuits vitaminés sans doute récupérées en secouant les sacs d’approvisionnement d’une intendance déchue depuis des semaines. On mourut pour peu de chose, pour le sublime d’une journée nutritive de perdue ou de gagnée. Lorsque tout fut consommé, jusqu’à la moindre pousse des maigres jardins, douze mille feldgrauen regardèrent le village abandonné par les habitants affolés.

Des « cadavres » erraient çà et là, fixant la tragédie des restes de leur existence. Douze mille feldgrauen fixèrent le dénuement, cherchant une explication du passé pour mieux comprendre l’avenir. Ils demeurèrent ainsi jusqu’à la tombée d’un jour, jusqu’à ce que trois ou quatre motorisés de l’avant-garde rouge pénètrent dans le village et arrosent de mitraille ceux qui ne surent faire un mouvement pour y échapper.

Puis les motorisés firent demi-tour, et les loups éperdus s’égaillèrent sur la steppe.

Tout le monde avait fui. Les désespérés avaient couru vers l’ouest parce que l’ouest les attirait systématiquement comme le nord attire l’aiguille d’une boussole. La steppe les avait absorbés et estompés. Il n’y avait plus que de petits groupes, marchant, avec obstination, vers cette frontière roumaine si proche et toujours invisible. J’étais parmi un de ces groupes. Nous étions neuf. Il y avait Halls et moi, toujours inséparables, Sperlovski, Frösch, Prinz, un type assez âgé qui avait dû être un fonctionnaire incorruptible avant la guerre, du nom de Siemenleis, et trois Hongrois avec lesquels toute discussion était impossible, qui portaient également le feldgrau. Étaient-ils volontaires ou engagés dans les mêmes conditions que moi ? Nul ne le savait. Toujours est-il qu’ils laissaient peser sur nous un regard plein d’amertume et de reproches qui laissait penser qu’à leurs yeux, nous étions les seuls à porter la responsabilité de la mésaventure du IIIe Reich où ils avaient été entraînés. Ils s’accrochaient à nous comme à la planche de salut qui devait les ramener avec des excuses dans leur lointain foyer.

Puis il y eut une succession de boqueteaux ou une haie que je revois comme dans un rêve d’ivrogne. Il y eut ensuite un grand, très grand pré que nous avions envisagé de franchir. Il y avait, de fait, des constructions sur le haut d’un mamelon. Nous avions décidé de les visiter, nous étions toujours en quête de nourriture.

À mi-chemin, le bruit d’un ronronnement de moteur d’avion nous fit lever le nez au ciel. Deux « Jabo » tournaient à la recherche de quelque proie.

Sept d’entre nous s’immobilisèrent sur la vaste pelouse et s’y métamorphosèrent. Deux coururent, Frösch et moi.

Comme des animaux traqués sur le qui-vive, les camarades ne songèrent qu’à eux et ne nous avertirent pas de notre inconséquence.

Notre cavalcade insolite n’échappa pas aux deux aviateurs bolcheviks qui plongèrent sur ces deux sauterelles vertes. Nous n’avions plus que la peau et les os, mais cela représentait quand même, aux yeux des deux moujiks, une importance dans la guerre, importance qu’il fallait réduire.