Lorsque le bruit enfla suffisamment, nous nous jetâmes d’instinct sur l’herbe grasse. La mitraille passa au-dessus et fit ses impacts loin devant. Émergeant de la verdure où nous avions enfoui nos visages, nous vîmes les deux salopards décrire une belle arabesque dans le ciel bleu et noir de l’été orageux. Haletants, nous piquâmes un sprint désespéré jusqu’à ce que les vautours envahissent l’atmosphère de leur bruit grandissant. À deux autres reprises, les « Jabo » criblèrent le sol toujours vingt ou trente mètres mal à propos. Histoire de rire, les deux zouaves décrochèrent une quatrième fois sur les deux sauterelles frémissantes de panique et trempées de sueur malsaine. Nous atteignîmes, par miracle, un fossé providentiel.
Nous entendîmes clairement, sans les voir, les départs de rockets bolcheviks. Deux haies ininterrompues de terre hérissèrent les alentours du fossé. Nos copains nous crurent morts. Les avions refirent un passage et s’éloignèrent, persuadés d’avoir mis un terme à nos déambulations. Lorsque nous émergeâmes des volutes de poussière, les camarades crièrent leur joie et leur surprise.
Nous trouvâmes, à la ferme que les indigènes avaient évacuée un quart d’heure avant notre arrivée, un seau plein de topinambours fumants abandonnés là à notre intention. Nous continuâmes notre marche tout en nous gavant de l’aubaine. Deux jours plus tard, après avoir à deux reprises réclamé des patates à des popovs en leur collant le canon d’une mitraillette sur le ventre, nous rencontrâmes un interminable convoi militaire qui se repliait vers la Roumanie. Nous y fûmes irrémédiablement incorporés.
Puis nous connûmes la Roumanie avec ses habitants ahuris par le déroulement des événements. Tremblants devant la constatation tragique de la débandade de leur armée et devant la décomposition poignante d’une Wehrmacht jadis si représentative.
Il y eut la panique civile. Les partisans roumains et autres, l’aviation et ses apparitions quotidiennes, les commandos de ravitaillement, les putains roumaines qui s’agglutinaient autour des troupes en retraite au point de leur faire croire que la Roumanie était composée d’une majorité de prostituées.
Trente, quarante, voire cinquante kilomètres à pied par jour.
Un déluge de sueur, un délire de désabusement. Les pieds douloureux, les pieds déchaussés et foulant la poussière des petites routes serpentantes, à nouveau les stiefel, puis encore les pieds nus et sanglants. Le gargouillement des estomacs vides. Les pillages, les reformations d’unités… Un bordel insensé sur lequel surnageaient les flics militaires toujours fidèles à leur discipline révolue et toujours en quête d’une exécution exemplaire. Mille choses entrevues et oubliées. Un énorme et pénible voyage pour rien. Des détours, des points insolites, des détails encore visibles à l’esprit mais sans aucune valeur dans l’histoire de la guerre. Des noms de pays, des noms de villages, des noms d’hommes et de femmes ; le tout malaxé à la fuite éperdue, perdue…
Un pays émouvant défile sous les yeux des hommes transformés en loups. Et les loups affamés n’ont que des soucis matériels.
À travers le désordre, une anecdote surnage. Elle surnage par son paroxysme de tragédie, elle demeure encore aujourd’hui à mes yeux comme le symbole de l’humanité insensée.
La scène se situa en pleine montagne à proximité d’une bourgade (Reghin) que nous venions de traverser et qui portait, à l’époque, un nom comme Arlau ou Erlau. Nous cheminions à pied, gris de poussière et ruisselants de sueur. Nous avions miraculeusement échappé à plusieurs reformations de groupes de fortune, et notre interminable et misérable convoi serpentait à travers une région montagneuse à n’en plus finir. Le convoi se distendait en groupes plus ou moins importants de feldgrauen dépenaillés, poussant sur toutes sortes de charrettes ce qui devait constituer obligatoirement le fond matériel de nos groupes armés.
Les véhicules les plus inimaginables apparaissaient. Ceux qui avaient eu la chance de découvrir une bicyclette, même sans pneus, se détachaient orgueilleusement du reste de la piétaille et partaient de l’avant, raflant avant nous tout ce qui pouvait s’avérer à peu près comestible. L’aviation ennemie nous foutait la paix en ces lieux dont les cimes et les abîmes empêchaient toute manœuvre aérienne. Par contre, les partisans s’en donnaient à cœur joie et livraient par endroits des combats à mort avec des groupes autrefois organisés, qui aujourd’hui luttaient dans la plus grande indépendance, uniquement pour leur peau.
En ces lieux donc, il y avait, parmi tant d’autres, un groupe d’hommes affublés à la diable qui progressaient vers la mère patrie. Derrière leurs yeux brillants, enfoncés dans de profondes orbites brunies, une pensée les aidait à supporter l’égarement dans lequel ils se trouvaient.
Ils pensaient que s’il réussissaient à ne pas mourir de mille choses par ici, la mère patrie les recueillerait sur son sein, les consolerait en essayant de leur faire oublier l’inimaginable épreuve enfin terminée. Ils pensaient aussi qu’une fois chez eux, la guerre s’arrêterait et que, dans le pire des cas, la réorganisation empêcherait quiconque de toucher à l’intégrité allemande dans ses frontières.
Ils pensaient volontairement à une chose finalement discutable mais qu’il fallait conserver sans restriction pour justifier leur calvaire actuel et ne pas envisager le suicide comme certains l’avaient déjà fait.
Et c’est à cette idée que s’accrochaient les landser d’hier, les unités d’élite, les héroïques Panzergrenadiers qui avaient affronté mille morts pour finalement ne vivre que pour une chimère. Il fallait vivre pour pouvoir espérer et espérer fermement pour vivre ainsi. Pour pouvoir vivre, il fallait quotidiennement lutter contre les embûches expéditives, il fallait marcher coûte que coûte pour échapper au poursuivant rouge que nous pressentions sur nos talons. Il fallait aussi bouffer même un minimum, et ce n’était pas rien !
Le groupe en question comprenait une douzaine d’hommes aux noms familiers. Je revois Schlesser, Frösch, le lieutenant Wollers, Lensen, Kellerman, etc., et puis Halls et moi qu’un miracle de fraternité muette persistait à maintenir côte à côte. Halls, qui avait étrangement maigri, poussait son grand corps osseux sur cette route étroite de montagne, quatre ou cinq mètres devant moi. Halls marchait souvent devant et j’éprouvais une certaine sécurité à me sentir précédé de ce colosse aujourd’hui sérieusement décrépit. Halls allait torse nu, bardé d’une ceinture de cuir. Une bande de cartouches pour spandau barrait son buste. En travers d’une sacoche de cuir qui contenait son maigre avoir et trois ou quatre grenades D, une vareuse bolchevik flottait en prévision des soirées froides à cette altitude. Le lourd casque d’acier semblait définitivement rivé à sa tête, et les poux qui cherchaient encore à errer dans ses cheveux sales devaient avoir creusé faute de lumière sous l’écrasement du métal.
Beaucoup avaient abandonné le lourd couvre-chef, mais Halls prétendait que c’était la dernière chose qui l’identifiait encore à l’armée allemande et qu’il fallait, en ces heures terribles, persister à rester un soldat plutôt que de sombrer dans la clochardise. Par esprit de solidarité je gardais le mien, suspendu à une gourmette du ceinturon.
Quelqu’un, en tête du groupe, cria de venir voir. Notre douzaine de têtes scrutèrent un ravin feuillu au fond duquel un véhicule peint en camouflé et portant l’inscription W.H. avait sombré. Lensen dégringolait déjà au fond du trou pour voir de plus près.
— Gare au piège, brailla quelqu’un.
Le lieutenant Wollers le rejoignit. Nous nous reculâmes, persuadés que les partisans avaient miné la bagnole retournée, et que nous n’allions pas tarder à voir nos deux copains volatilisés dans les airs. Mais une parole rassurante monta du gouffre.