Выбрать главу

— Vous parlez d’une aubaine ! Mein Gott ! toute l’intendance a échoué là.

Il n’en fallait pas plus pour que tout le monde dévale dans les profondeurs miraculées.

— Regardez-moi ça ! du chocolat, des cigarettes… et la Wurst.

— Bon Dieu ! ici trois bouteilles…

— Fermez vos gueules, cria Schlesser, toute l’armée en déroute va nous rejoindre dans ce trou. C’est déjà un miracle que ceux qui nous précèdent n’aient rien remarqué.

— Oh là là ! toutes ces bonnes choses, s’attendrissait Frösch. On rafle tout et on partage en marche. Grouillez, là-dedans.

Frösch et un autre type se chargèrent copieusement et regrimpèrent sur la route pour faire le guet. Des milliers de types suivaient à peu de distance, il s’agissait de tout emmener. Nous faisions une complète récolte lorsque nos deux veilleurs lancèrent un « Achtung ! »

Nous fîmes un bond dans les fourrés voisins et entendîmes vaguement le bruit d’une motocyclette. Le bruit ralentit et l’engin sembla tourner sur place. Nous filâmes parmi les éboulis épineux, serrant de près notre cargaison bénie. Nous avions l’habitude des replis prompts et avions appris avec l’expérience à nous confondre au terrain lorsque un œil indiscret s’intéressait à notre existence en suspens. Nous entendîmes des aboiements de sous-off qui nous signifièrent que nos deux copains venaient de tomber sur une patrouille militaire. Peut-être même la feld-gendarmerie.

— Ces deux cons se sont fait prendre avec les bouteilles sous les bras, murmura Wollers.

— Foutons le camp en vitesse, suggéra Lindberg qui était finalement là aussi.

— Un type descend dans le trou, siffla Lensen, c’est un gendarme, j’ai vu sa plaque scintiller.

— Merde, en route, sauvons-nous !

Ce fut le sauve-qui-peut. Nous nous éparpillâmes dans la nature propice, courant comme si Ivan était à nos trousses en pleine attaque. Nous nous regroupâmes cinq ou six cents mètres plus loin, dissimulés à l’abri d’une masse rocheuse.

— J’en ai marre de transpirer pour ces fumiers-là, rugit Halls. S’ils ont le culot de nous poursuivre jusqu’ici, j’en fais mon affaire.

— Fais pas l’idiot, s’inquiéta Lindberg, fais pas l’idiot… Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ?

— Ta gueule, ragea mon grand copain. De toute manière, toi, tu vas crever avant de revoir ton bled. Ivan aura ta peau. Songe plutôt à Frösch et à l’autre qui sont tombés dans leurs pattes.

— Bouffez, si vous avez faim, proposa Wollers, moi j’en ai marre de commander, de suer et de chier dans mon froc. Bouffez ! Si l’on doit crever, autant bouffer tout d’un seul coup.

Comme des bêtes traquées nous éventrâmes les boîtes de conserve et autres provisions que nous engouffrâmes dans un grand bruit de mastication.

— Il faut tout bouffer, annonça Lensen. Si on se fait piquer plus loin avec du ravitaillement dans le tape-cul qui ne fait pas partie de la distribution de route, on nous accusera, à coup sûr.

— Oui, il faut tout bouffer, on ne nous ouvrira pas la panse pour vérifier, quoique ces cons de flics sont capables de trier notre merde pour savoir de quoi elle est composée.

Et nous bouffâmes pendant une heure jusqu’à en dégueuler. Lorsque la nuit tomba, on s’enhardit à regagner la piste par un chemin détourné. Les bottes de Lensen crissèrent les premières sur la route.

— Venez, la voie est libre.

Nous parcourûmes trois ou quatre cents mètres et repassâmes devant le trou où nous avions trouvé quelques heures auparavant de quoi faire une bombance qui avait momentanément bloqué nos estomacs affamés. Il n’y avait pas âme qui vive sur les lieux. Nous parcourûmes encore deux ou trois kilomètres et tombâmes le cul sur le bas-côté de la route.

— Bon Dieu, ça ne passe pas, murmura Schlesser. Nous ne sommes plus habitués à bouffer normalement. Voilà ce qui arrive ensuite.

— On va ronfler là, proposa un feldgrau. Ça facilitera la digestion.

Vers 2 heures du matin, un important groupe en retraite passa et nous réveilla.

— En route, les traînards, cria un vieux feldwebel. En route, sinon Ivan sera avant nous à Berlin.

Nous reprîmes la marche. Les gars avaient récupéré beaucoup de charrettes à chevaux et nous profitâmes un temps de leurs primitifs moyens de locomotion. Avec l’aurore nous arrivâmes à l’entrée d’un bourg construit à flanc de montagne. Des hommes s’ébrouaient dans une sorte de lavoir à l’eau glacée. Certains dormaient le long des murs ou des tertres. Plus loin devant, d’autres avaient repris la marche et perpétuaient la retraite vers le salut, vers l’ouest, vers la mère patrie qui les attendait et dont ils ignoraient à quel point elle pouvait être tarie.

Et puis il y avait un arbre. Un arbre majestueux en ces lieux perdus du monde. Un arbre dont les branches puissantes semblaient maintenir le ciel. À ses branches étaient suspendus deux sacs, deux épouvantails qui semblaient vides. Ils tournaient lentement au bout de deux courtes cordes. Nous passâmes sous la voûte séculaire qui empiétait sur la route, et sous les deux choses qu’une légère brise animait encore. Nous vîmes les deux visages gris et exsangues des pendus et nous reconnûmes les traits de notre misérable ami Frösch et de son compagnon.

— T’en fais pas, Frösch, murmura Halls, on a tout bouffé.

Lindberg cacha son visage et pleura. Moi je réussis avec difficulté à lire ce qu’on avait gribouillé sur une pancarte suspendue autour du cou supplicié de Frösch.

Je suis un pillard et un traître à ma patrie.

Plus loin une dizaine de gendarmes en tenue réglementaire stationnaient auprès d’un side-car et d’une Volkswagen. Leurs regards croisèrent les nôtres.

CINQUIÈME PARTIE

LA FIN

(automne 1944 – printemps 1945)

Chapitre XVI

De la Pologne à la Prusse-Orientale

Le Volkssturm. L'invasion

Un matin de septembre, nous nous retrouvâmes dans la cour d’une grande ferme située dans le sud de la Pologne. Les affres de nos aventures précédentes nous avaient laissés cette fois – et définitivement – sans réaction et nous regardions l’agitation alentour avec des yeux de drogués. Un officier clamait plus loin un discours ou un compte rendu quelconque à nos oreilles lourdes. Nous regardâmes le ciel pour essayer de ne plus penser à la terre qui porte les hommes. Seule une explosion, ou à la rigueur le sifflet du feld, aurait pu nous faire sortir de notre léthargie.

Nous avions néanmoins retrouvé par ici un semblant d’ordre et, sous le couvert de ce reste d’organisation, nous essayions, tant bien que mal, de retrouver des forces et du moral.

La poussée russe du front sud était telle que l’on pouvait considérer que la Roumanie était aux mains de l’ennemi. On ne tarderait plus à se battre en Hongrie, devant Kecskemét et ensuite Budapest.

L’officier, qui continuait à discourir, parlait de contre-offensive, de reprise de la situation, de reformation, voire de victoire. Ce dernier mot n’avait plus de sens pour personne. Si nous ne pouvions concevoir la défaite qui suivit, nous ne pouvions plus en aucun cas espérer la victoire. Nous savions que nous allions être encore obligés de fournir un très gros effort quelque part sur des positions prévues et organisées, mais nous ne doutions pas de parvenir à arrêter l’ennemi avant les portes de l’Allemagne.