Wiener, l’ancien, qui fut au moins aussi surpris que nous de nous retrouver réciproquement vivants.
— Nous sommes vraiment indestructibles ! s’exclama-t-il. Quand je vous ai quittés sur le second front du Dniepr, tout était si noir que j’ai pensé ne plus jamais vous revoir.
— Il en manque, annonça Wollers.
— Et il en reste, mein Gott ! leutnant.
Nous mîmes Wiener au courant de la mort de Wesreidau, de Frösch… De son côté, l’ancien cita des noms que nous devions aussi oublier. Les deuils les plus éprouvants passaient sur nos gueules creusées sans y ajouter une autre expression. Nous pressâmes August Wiener de questions sur l’Allemagne, sur la vie civile, sur les civils. Nous avions tous mille raisons d’être inquiets. Chacun suivait le mouvement des lèvres de notre ami. Nous cherchions à comprendre tout ce que ses paroles insuffisantes ne parvenaient pas à expliquer.
— J’ai été soigné en Pologne, récitait l’ancien. À l’hôpital militaire de Kansea. J’avais tellement perdu de sang et j’étais si déficient qu’ils m’ont presque abandonné pendant deux jours. Deux jours atroces ! Je n’aurais jamais cru que cette chienne de vie soit aussi solidement accrochée à moi. Ça aurait pu être simple, n’est-ce pas ?… hein, un grand soupir et hop, le trou à chaux. Finish ! Eh bien non, j’ai grogné huit ou dix jours, surtout deux. Infection, transfusion, désinfection, réinfection, et me voilà à nouveau avec vous dans la merde d’automne. Et maintenant, je supporte mal les nuits des saisons humides. C’était fatal, rhumatisme.
L’ancien se laissait de nouveau aller à ses plaisanteries de désespéré.
— Mais tu as bien été convalescent, tu as bien été en perme, non ?
— Mais oui, Halls, que j’ai été en Allemagne. J’y suis allé en « permission de convalescence ». Eh ! Eh ! À Francfort, mais oui, les gars ! Pas sur le Main, sur l’Oder. J’aurais pu aller plus loin, mais je n’avais aucune raison d’aller ailleurs. Nous étions dans un lycée pour fillettes, hélas ! vide de fillettes. Assez mal nourris, mais on nous foutait la paix. Au fait, avez-vous remarqué, ricana l’ancien, il me manque une oreille…
C’était vrai, il lui manquait l’oreille droite et le crâne à cet endroit-là, apparaissait presque brillant, sous une peau rose pâle qui semblait prête à se déchirer. Nous l’avions tous vu sans le remarquer vraiment. Il y avait tant de types à qui il manquait quelque chose ici que personne n’y prêtait plus guère attention.
— C’est vrai, déclara Prinz, de ce côté-là on croirait que tu es mort.
L’ancien ricana.
— C’est parce que tu vis trop avec les morts que tu finis par en voir partout.
— Cesse de déconner, gueula Solma, parle-nous du pays.
— Ah, oui, c’est vrai…
Il y eut un silence qui sembla s’éterniser.
— Faut pas vous faire trop d’illusions, les gars, ce n’est pas la planque non plus là-bas.
— Comment est Francfort ? lança l’adjudant Sperlovski en bousculant tout le monde. (Il était de Francfort, probablement sa famille y demeurait-elle encore.)
Le regard de l’ancien quitta les uns et les autres et se perdit à l’intérieur de lui-même.
— Le lycée était de l’autre côté de l’Oder, à l’est, sur une colline. On pouvait voir une grande partie de la ville… Elle était grise. Grise comme un arbre mort. Des grands murs se dressaient, noircis par les incendies antérieurs. Et il y avait des gens qui vivaient là-dedans comme les landser dans les Graben.
Sperlovski écoutait et tous les traits de son visage étaient agités d’un frémissement.
— Mais la chasse, la Flak… rien ne s’oppose donc à ces salauds ? bafouilla-t-il en proie à un énorme désarroi.
— Si, bien sûr, mais dans de telles disproportions…
— Ne soyez pas trop inquiet, Sperlovski, risqua le lieutenant Wollers, votre famille a certainement été évacuée à la campagne.
— Mais non, lança l’adjudant aux abois, ma femme m’a écrit, elle est réquisitionnée sur place. Personne n’a le droit de quitter son travail.
Wiener se rendait compte du désespoir qu’il venait de provoquer chez ceux qui n’étaient là que pour espérer des nouvelles apaisantes, mais lui, plus rien ne semblait l’accabler davantage.
— C’est la guerre à outrance, continua-t-il, inhumain. Rien n’est laissé de côté. Le soldat allemand doit pouvoir tout endurer.
Sperlovski s’était éloigné, le regard perdu, la tête en folie, le pas hésitant comme un homme ivre.
Le soldat allemand doit pouvoir tout endurer dans ce monde qu’il a créé. Il n’est fait que pour ce monde. Pour le reste, il est inadaptable. Lensen était immobile comme une pierre, il écoutait l’ancien et son visage était d’une dureté obstinée.
— En est-il de même pour toutes nos villes ? questionna Lindberg, le peureux.
Il songeait sans doute à sa ville et à son lac de Constance.
— Je n’en sais rien, répondit l’ancien, mais c’est possible.
— Au moins, on peut dire que tu sais remonter le moral, fit Halls, énervé.
— C’est la vérité que tu veux savoir ou veux-tu entendre des fadaises ?
Moi, je voguais dans le brouillard. Un peu plus de gravats par-ci, un peu plus de débris par-là… notre existence était jalonnée de ruines. Je ne parvenais plus à être plus désappointé. Avant de plaindre le monde souffrant, il fallait déjà que je retrouve mon équilibre. Je songeais bien à Paula, mais j’étais depuis si longtemps sans nouvelles que je me demandais si j’aurais été capable de lire correctement un courrier arrivant subitement. Les mauvaises nouvelles s’accumulaient sur moi, comme l’eau qui coule d’une gouttière dans un baquet. À un moment le baquet déborde, et toutes les cataractes du monde ne changent plus rien à sa capacité.
Et nous nous retrouvâmes sur un des rares trains qui circulaient encore dans cette région, roulant en direction de la Prusse-Orientale, à travers les premiers frimas de ce troisième hiver de guerre. Le cinquième, le sixième pour certains. Nous roulions de nuit, tous feux éteints, car l’aviation russe, qui occupait nos bases de Pologne, était particulièrement virulente, le jour. Direction la Prusse, la Lituanie, la Lettonie et le front de Courlande où s’accrochaient encore les restants de plusieurs divisions allemandes.
À travers l’obscurité et le brouillard dense, nous pouvions distinguer de très grosses masses de gens qui se déplaçaient à pied à travers ces solitudes du Nord polonais. Nous crûmes d’abord à des unités d’infanterie en marche, mais, à plusieurs reprises, nous pûmes voir de ces groupes assez près pour nous rendre compte qu’il s’agissait de civils. Des milliers de civils en exode, fuyant à travers la nuit et les miasmes, la horde rouge que l’on sentait toute proche. Nous ne pûmes nous attarder sur le spectacle de ces gens, mais nous l’imaginâmes fort bien.
Puis nous franchîmes la frontière de Prusse. Nous jetâmes un œil sur le pays de Lensen et également de Smellens. Deux Prussiens, pure race, qui se retrouvaient soudain sur le sol de leur patrie. Lensen s’était dressé et se penchait à la petite porte du wagon fourgon pour mieux reconnaître et voir son pays. Nous, on s’en foutait un peu. Pour nous, le décor ne changeait guère de celui de la Pologne. Peut-être un peu plus de lacs et toujours autant de forêts.
— Il faut voir ça sous la neige, criait Lensen qui avait subitement retrouvé son sourire. Comme ça on ne se rend pas compte.
Comme nous continuions à être silencieux et maussades, Lensen nous interpella :